Noktira

S’il vous prend l’envie de vous promener le soir dans des lieux peu recommandables, peut-être croiserez-vous l’ombre de Noktira, minuscule silhouette vive et furtive emmitouflée dans un drap sombre. Son allure sournoise ne vous inspirera pas confiance et c’est bien normal, votre instinct aura vu juste. Ne cherchez pas trop à vous immiscer dans ses affaires car, comme en témoigne la corneille qui la suit de très près, cette gobeline perfide n’est jamais signe de bon présage.

Bien qu’elle se dissimule sous une longue cape noire, on peut apercevoir son regard méprisant poindre sous sa capuche, comme deux pois dorés sertis au milieu de ses traits émaciés. De petites dents inégales composent son sourire malicieux, et les plus observateurs parviendront peut-être à distinguer les traces de balafres qui ornaient autrefois son visage, vestige de son passé houleux dans les tréfonds de la Décharge.

Derrière le manteau se cache une gobeline plutôt banale, au teint verdâtre et aux longs cheveux noirs, rien de transcendant si l’on exclut son corps meurtri par la faim et les combats de jadis. Toujours en convalescence, Noktira se rétablit doucement mais sûrement et commence à arborer une corpulence plus athlétique.

Au quotidien comme pour le travail, la gobeline se veut légère, rapide et éminemment discrète. Elle évite donc de se harnacher d’équipements volumineux et privilégie les petites armes faciles à dissimuler comme les dagues. Le seul encombrement qu’elle s’autorise de temps à autre est une besace vide qu’elle cache sous sa cape, l’outil parfait pour recueillir l’éventuel butin qu’elle pourrait découvrir en chemin.

Profondément cupide et opportuniste, Noktira n’hésite jamais à se salir les mains si cela peut lui permettre de parvenir à ses fins. On aurait cependant tort de croire qu’elle cherche sciemment à répandre le mal. Le vol, le meurtre et la trahison font partie du quotidien des miséreux peuplant les sous-sols d’Ineth’Uru. Ils ne sont pour eux que des moyens comme d’autres de tirer leur épingle du jeu dans ce milieu sordide où seul les plus fourbes l’emportent.

Haute comme trois pommes et d’aspect malingre, la gobeline peine à inspirer la crainte chez ses ennemis qui s’imaginent pouvoir l’impressionner facilement. Pourtant, elle n’est pas du genre à se laisser intimider et perçoit les combats déséquilibrés comme un défi, une occasion de prouver que l’alliance d’un corps vif et d’un esprit aiguisé suffit à supplanter la puissance d’un colosse. Exit les éclatantes démonstrations de force car, comme le veut l’implicite tradition gobeline, c’est toujours par la ruse et la finesse qu’elle triomphe de ses adversaires.

Les conflits raciaux heurtant Ineth’Uru ont fait naître en elle une immense méfiance et un racisme palpable envers les non-gobelins, sentiments qui la rendent désagréable avec à peu près tout le monde. Noktira aime à balayer les critiques envers son engeance, souvent considérée comme de la vermine par les autres peuples, et est animée par cette arrogance typique des gobelins qui valorisent l’astuce et la ruse face à la force et à la taille. En dépit des jeux de pouvoir et d’argent qui peuvent les tirailler, les gobelins savent se montrer soudés lorsqu’il s’agit de préserver leur espèce. C’est sans doute pour cela que Noktira tient pour devoir de protéger cette dernière contre tous ceux qui voudraient lui nuire… en espérant tout de même que sa témérité sera dûment récompensée à la fin.

Excepté le Rorvark, organisation criminelle dont elle fait partie, Noktira n’a que peu d’alliés vers qui se tourner dans ces terres hostiles qu’elle s’entête à explorer. Souvent aperçue seule, ce n’est pas pour autant qu’elle se veut solitaire. La gobeline sait pertinemment que l’union fait la force et ô combien il est important de s’entourer avant de se lancer dans des expéditions périlleuses. Ainsi, même si elle n’accorde sa confiance que très rarement, elle mesure l’importance de s’associer à d’autres même temporairement. Après tout, rien ne l’empêche de s’éclipser en douce si la situation finit par tourner en sa défaveur.

Le manque d’éducation au sein de la cité minière a durement affecté Noktira qui s’exprime avec un langage pauvre et un accent gobelin exacerbé par le communautarisme de la Décharge. À cause de cette manière de parler, les inconnus la prennent difficilement au sérieux aux premiers abords et l’imaginent bien plus sotte qu’elle ne l’est réellement. Les attitudes à son égard agacent franchement la gobeline qui se réconforte avec l’idée que, dans certaines circonstances, être sous-estimée en intelligence peut lui permettre de parfaire ses feintes.

Peu de gens arrivent à faire le lien entre Noktira et Krok’ra par simple observation, et pour cause. La corneille, oiseau noir plutôt commun à travers villes comme à travers champs, se perche et volette à distance de sa dompteuse tel un esprit protecteur qui se contenterait d’observer le cours des choses. Furtive, elle surplombe la scène en guettant la moindre menace et se tient prête à donner l’alerte grâce à une litanie de croassements stridents. Sa présence rassure énormément la gobeline qui voue en son animal une confiance sans faille.

Qui étaient ses parents ? La gobeline ne sait plus exactement. Il y a bien longtemps que le souvenir de leurs visages s’était érodé dans son esprit, un peu comme s’ils n’avaient jamais vraiment existé. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, sa vie avait démarré dans le tumulte du Nouvel Espoir, un orphelinat de la Décharge qui n’avait rien d’une structure d’accueil digne de ce nom. Les pauvres bougres qui avaient le malheur de s’y retrouver peinaient à y survivre, entassés les uns sur les autres dans la crasse et le chaos ambiant de l’édifice. Il en va sans dire que les maltraitances allaient bon train, qu’elles viennent des tuteurs eux-mêmes ou des autres enfants.

Les années passées par Noktira dans cet enfer juvénile sont marquées au fer rouge dans sa mémoire. Le Nouvel Espoir était une jungle régie par la loi du plus fort, et les minuscules gobelines dans son genre avaient toutes les raisons d’y vivre dans la peur. Elle se souvient encore de cette drôle de sensation qui la prenait aux tripes, ce signal viscéral de danger imminent qui l’accompagnait en permanence. Chaque jour, elle s’efforçait de braver les assauts répétés des gamins turbulents et les coups de martinet des surveillants, tout ça pour tenter de subsister ne serait-ce qu’un jour de plus dans ce lieu délabré. Pire, se nourrir était un défi quotidien, la faute aux tortionnaires qui géraient cet endroit. Ces derniers réservaient la nourriture aux enfants capables de payer leur repas grâce aux larcins ou à la mendicité… et encore, chaque portion qu’ils recevaient était exagérément rationnée.

L’appel de la faim étant trop grand, la fillette n’avait d’autre choix que de s’aventurer dans la Décharge avec l’espoir d'y dénicher de quoi payer sa maigre pitance. Elle découvrit rapidement que chaparder s’avérait plutôt lucratif si l’on savait prendre des risques, et ses manigances l’amenèrent à prendre conscience des avantages que lui apportaient son corps de gobeline. Sa corpulence humble, rachitique, lui permettait de se faufiler en toute discrétion dans la pénombre, tels les rats qui peuplaient la Décharge, et de se hisser dans les ouvertures les plus exiguës. Quant à ses petits doigts agiles, ils glissaient dans les tiroirs et les poches avec aisance et minutie. Évidemment, bien qu’elle se sentît faite pour ça, elle ne maîtrisa pas cet art avant plusieurs années de pratique.

Dehors, le danger était partout, à tout instant, qu’il provienne des activités sismiques de l’île ou des malfrats peu scrupuleux rôdant à chaque coin de rue. En l’occurrence, les orphelins avaient à craindre le joug des mafias locales qui gardaient un œil cupide sur cette jeunesse perdue qui viendrait, tôt ou tard, alimenter leurs innombrables réseaux criminels. À force de chaparder dans les bidonvilles, les talents de la gobeline finirent par attirer l’attention d’un groupe d’assassins en quête de nouvelles recrues. Quelques menaces suffirent à convaincre la malheureuse d’obéir au doigt et à l’œil de ses nouveaux patrons, sous peine de subir le professionnalisme de leurs services. Ce sont eux qui l’affublèrent du nom « Noktira », un mot gobelin se traduisant par « rat nocturne » en langue commune, comme pour faire honneur à son habileté à se faufiler sans bruit dans les taudis endormis.

Sous la contrainte, Noktira effectua sans broncher les missions que les assassins lui confiaient. Dans un premier temps, il s’agissait simplement d’infiltrer le repère de bandes rivales pour dérober leurs affaires ou saboter quelques machines. Rien d’insurmontable pour une voleuse qui n’en était pas à son coup d’essai. Puis, plus le temps passait, plus on l’amenait à tuer indirectement en plaçant des pièges dans des lieux stratégiques ou en saupoudrant les vivres ennemis avec une bonne dose de cyanure. Ce n’est qu’après une longue et rude préparation qu’on lui ordonna de tuer des cibles de ses propres mains.

L’acte en lui-même ne la rebutait pas, bien au contraire. Il lui donnait une sensation de contrôle sans pareil, un sentiment de puissance qu’elle n’imaginait pas pouvoir ressentir en tant que frêle et minuscule gobeline jetée en pâture à ce monde malfaisant. Lors de son premier meurtre, au moment même où sa main inexperte ôta la vie pour la première fois, la fillette terrifiée qu’elle incarnait jadis disparut pour de bon, laissant place à cet esprit sournois, animé par la rancœur, qui sommeillait en elle jusqu’alors. Se sentant désormais plus vaillante que jamais, elle se fit la promesse de s’aguerrir et ne plus jamais laisser personne profiter de sa faiblesse.

Après de longues années passées à satisfaire les attentes des assassins, l’ancienne chapardeuse se vit offrir l’opportunité de s’affranchir de sa condition en rejoignant le Rorvark, l’organisation criminelle à laquelle ils appartenaient. Composée exclusivement de gobelins, cette dernière était un vaste réseau d’espions, de saboteurs et de tueurs à gages en tout genre opérant sur l’ensemble de Boréas pour servir les intérêts des plus offrants. Du fait de ses racines anciennes et de son adaptabilité, l’organisation est aujourd’hui très bien implantée au sein d’Ineth’Uru, si bien que les gobelins influents tel que les Pakrin n’hésitent pas à faire affaire avec eux pour exercer toujours plus de contrôle dans les différentes strates de la ville.

Désireuse d’accéder à une certaine liberté, Noktira accepta de s’enrôler dans le Rorvark. Elle devint une ombre, une unité spécialisée l’infiltration et l’assassinat en toute discrétion, et découvrit rapidement le fonctionnement quasi-mafieux de l’organisation. Tout en bas de l’échelle se trouvaient les petites mains, un ensemble de gamins aux talents prometteurs ramassés à même la rue. Tout comme elle jusqu’alors, ils étaient chargés des bases besognes et rigoureusement entraînés jusqu’à devenir des potentielles recrues. Les rares gobelins qui survivaient à ce stade pouvaient se voir intégrer l’une des quatre sections du réseau, maîtrisant chacune un domaine spécifique. Les trois premières comprenaient les ombres, des espions et assassins discrets, les foudres, des artilleurs embusqués équipés de fusils de précision, et les flammes, des saboteurs manipulant tout un arsenal d’explosifs au phlogiston afin de réduire en cendres toutes sortes de machines ou de bâtiments. La dernière section, celle des plus chanceux, était celle des infiltrés, des gobelins chargés de simuler une existence paisible et banale aux quatre coins de Boréas, de sorte à récolter des informations et à créer des points de rassemblement stratégiques pour les membres du Rorvark sans éveiller les soupçons. Chacune de ces quatre sections était dirigée par un sous-chef attitré, l’un de postes les plus enviables, eux-mêmes sous la coupe de l’unique chef de l’organisation.

À leur introduction dans le réseau, la plupart des nouvelles recrues se voyaient offrir une corneille, un oiseau dressé destiné à les aider dans leurs fonctions. Observables dans à peu près tous les milieux et reconnus pour leur intelligence, ces volatiles permettaient entre autres d’assurer une surveillance aérienne et d’échanger furtivement des messages. La gobeline, qui n’accordait pas une grande importance aux noms, baptisa bêtement la sienne Krok’ra après avoir appris qu’une population de corneilles avait élu domicile dans les hauteurs d’Ineth’Uru, attirée par la prolifération de rats dans l’enceinte de la ville. En découvrant son oiseau pour la première fois, Noktira avait été frappée par l’élégance de son pelage d’ébène, si ordonné, qui luisait comme du satin. La sagacité qui émanait de son regard lui fit comprendre à quel point cet animal était spécial. Il n’en fallut pas plus pour susciter l’affection de la gobeline qui considère aujourd’hui Krok’ra comme son ami le plus précieux.

Au gré de ses missions, Noktira eut le plaisir de sortir de la décharge et même de voyager au-delà de son île natale. Elle découvrit d’abord avec fascination les hauteurs d’Ineth’Uru avec ses innombrables édifices de verre et de chrome, surplombés par la menace des fumées noires que produisaient les usines de la ville. Et puis, avec plus d’émerveillement encore, elle découvrit le plaisir de naviguer sur ces étendues d’eau aux senteurs salées, la chaleur du soleil qui perçait les nuages, et la douceur des ombrages procurés par l'enchevêtrement des feuillages. Visiter des villes comme Havresac et Cirdan lui semblait si agréable, sans la voix exténuante de Cindy qui n’avait de cesse de lui rappeler à quel point sa vie était morne et sans importance, même si à son goût ces lieux manquaient cruellement de gobelins. Pouvoir observer toute cette nature insoupçonnée lui faisait presque oublier sa jalousie envers ceux qui avaient grandi dans l’insouciance et dans l’opulence pendant qu’elle, petite orpheline malnutrie, luttait depuis toujours pour sa survie.

Noktira avait atteint une position plutôt confortable et ne regrettait en aucun cas sa vie d’avant. On la rémunérait pour ses services – moins qu’elle ne l’espérait, mais c’était déjà ça – et on la laissait parfois vagabonder entre deux missions à la seule condition que ses faits et gestes ne desservent pas le Rorvark. Pourtant, la gobeline ne se sentait pas entièrement satisfaite. Elle fouinait souvent à la recherche d’opportunités susceptibles de l’enrichir personnellement, avec l’espoir, qu’un jour, ses manigances ne l’emmènent vers quelque chose de plus grand.

   

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