Tinùviel, douce apparition à la silhouette fine ciselée dans l'albâtre ou l'opale, à la chevelure ondoyante d'argent liquide, qui cascade jusqu'à ses hanches menues. Il est étrange de constater cette monochromie de couleur, comme une aquarelle trop diluée, toute de blanc, de gris et de mercure que seules ses pupilles de chat percent d'une note de turquoise et violine sous une frange de cils neigeux. Elle semble aussi fragile qu'un flocon de neige, aussi évanescente que le reflet de la lune à la surface d'un lac, un mirage presque, qu'une main tendue pourrait dissoudre par inadvertance. Une beauté... oui... mais une beauté spectrale, passive, distante, effacée. 

Comment décrire la personnalité de Tinùviel tant elle s'efface sous cette indolence, sous cette indifférence qui, toujours, la voile. Qui peut prétendre la connaître, qui peut prétendre savoir ce qui fait battre son cœur, monter le rose à ses joues crayeuses ? Personne, pas même elle en vérité. Elle se retranche de la réalité jusqu'à ne plus être qu'un bel objet que l'on aurait posé là, inerte et dénué d'émotions. Les années ont eu raison de ses rêves enfantins, jusqu'à qu'ils ne soient que des lambeaux dont elle se drape lorsqu'elle s'endort. La jeune fille en mal d'aventures, avide de découvertes, d'aventures n'est plus depuis si longtemps qu'elle ne subsiste plus qu'au cœur des songes, au creux de ses nuits.

Je ne suis qu'une poupée... une possession pantomine, délicate, rare, que l'on garde précieusement dissimulée comme  un trésor inavoué. Je ne suis un murmure, un fantôme qui arpente les corridors de cette demeure. Emprisonnée... Liée... dénuée de liberté ou d'audace. Est-ce pour cela que ma peau se pare de reflets sélénites, opaline à l'ombre de cette lune fendue, sous le souffle tiède d'une brise nocturne. Rejeter les lourds rideaux de velours et ouvrir les persiennes de ma prison dorée lorsque le jour se meurt et le crépuscule se drape d'obscurité est mon seul acte de témérité. Goûter au frisson du vent, aux odeurs de lys et de nuit malgré l'interdiction, juste pour évacuer un peu cette tension, ce carcan qui m’oppresse, jour après jour, année après année. Peut-être devrais-je remercier les dieux, d'être encore en vie, de m'avoir octroyé un époux si attentionné et attentif à la fragilité de mon corps, tant qu'il ne peut se résoudre à me toucher. Cruelle ironie. Comme si le contact et la chaleur d'une caresse, d'une étreinte pouvait me dissoudre et m'arracher à ce monde. A moins que la faiblesse de sa masculinité, qu'il dissimule sous ses penchants avinés n'en soit la véritable origine. Qu'importe, je n'ai pour seul amant que la Solitude et pour linceul la tristesse indicible d'une lassitude que je ne sais taire qu'au creux de la nuit, lorsque les songes m'emportent loin des geôles luxueuses où je dépéris. Recluse, oubliée, effacée, je revis là bas... Dans ces pays oniriques, je sens la vie palpiter dans mes veines, mon cœur battre en chevauchant les fantasmagories de mon esprit. Là bas, je suis libre, mais ici... ici je ne suis rien qu'une ombre.

D'aussi loin que mes souvenirs me portent, il en a toujours été ainsi. Moi, alitée, emprisonnée dans ma chair par la faiblesse de ce corps, aussi délicat que la porcelaine, aussi fragile que le cristal et l'inquiétude étouffante de ma parentèle me refusant l'accès à un monde jugé trop dangereux pour ma santé. Mais à ne jamais sentir le soleil glisser sur ma peau, le vent fouetter mon visage, la pluie détrempée ma chevelure, à ne jamais rompre aucune distance,à ne jamais recevoir de tendres embrassade de peur de briser ou de finir brisée, je me suis absoute de cette vie, je me suis doucement éteinte, comme la flamme d'une bougie privée d'oxygène sous sa cloche d'or et de diamant. Et mes épousailles n'y ont rien changé. Malgré mon espoir, mort-né.

Alors je me réfugie où nul ne peux m'atteindre, je vis, j'invente, j'imagine. Des gens, des amis, des villes, des forêts, des fêtes... Mais jusqu'à quand ? Rien n'est réel, ou peut-être l'est-ce.  Peut-être qu'à force de me rengorger de ces univers chimériques, ils sont devenus une toile d'où je ne sais m'extraire, d'où je ne veux m'échapper, ne laissant derrière eux qu'une coquille vide et insipide dénuée de volonté, et animée par... par quoi exactement.... Parfois je me dis qu'il me serait plus facile de lâcher prise, de grimper sur le parapet de mon balcon et de me laisser porter par la brise... Mais même le courage me fait défaut. Je suis aussi lâche que faible.

Erin est venu me trouver. Sa main a effleuré mon voile, s'attardant sur l’arabesque d'une mèche rebelle. Il l'a glissé entre ses doigts, l'a porté à ses lèvres dans un sourire compensé. Il veut que je l'accompagne en Arkheynos. Je ne sais pas pourquoi... je ne lui ai même pas demandé, il y a bien longtemps que ces choses là ne m’intéressent plus, quand bien même, elles viennent troubler mon ordinaire. Mais Mes femmes de chambre chuchotent en préparant mes malles, s'embarrassant tout juste de quelques œillades vers mon endroit. Je ne les écoute pas vraiment, ne saisit que quelques bribes. Elles pensent que le voyage me sera fatal. Mon regard les effleurent, et les mots meurent sur leurs bouches pincées. J'avance, quitte cette chambrée emplis de leurs murmures et de leurs réprobations muettes, indifférente et minérale.

J'ai la tête lourde, les muscles ankylosés, la nausée au bord des lèvres.  Je pourrais désirer que ce chaos cesse, je pourrais exiger une halte, un répit dans le rythme soutenu de notre voyage, mais, en vérité, je m'en moque. Je l'accepte simplement comme une fatalité, sans un mot, sans un sursaut d'acacement. Qu'importe la douleur qui rayonne dans mon dos et dans mon crâne, ou les babillages incessant de ce cher Erin. Je me love un peu plus dans cette mare de coussins aussi chatoyant qu'inutiles sans effleurer l'espoir vain d'atténuer les rigueurs de la route et ses heurts. Mes yeux se ferment, las, et mon esprit mélancolique se laisse bercer. Impossible de chavirer dans les bras salvateur du sommeil, ce n'est qu'un lointain fantasme, un souhait illusoire. Erin m'observe, paupières mi-closes, mais je demeure silencieuse, immuable.

Soudain, la carriole se fige, nous propulse l'un contre l'autre. Ma joue s'écrase contre le torse de cet homme qui m'est aussi étranger que les paysages que nous traversons. Je saisis l'odeur citronnée de son eau de toilette, un court instant, enveloppée de la chaleur de son corps avant qu'il ne repousse notre étreinte. Prestement il se relève, se glisse au dehors, sa belle voix grave, exigeante :

« Pourquoi on s'arr... »

Un gargouillis achève ses paroles, jaillit de sa gorge percée par la hampe encore tremblante d'une flèche. Ma bouche s'arrondit sur un cri muet. Je suis pétrifiée, incapable du moindre mouvement, du moindre son, réalisant tout juste, que cet homme qui quelques minutes auparavant m'épuisait par le flot de son verbiages, me retenait dans ses bras pour que je ne m'écrase contre les parois du carrosse, cet homme qui prenait soin de moi depuis plus d'une vingtaine d'années ne pourra jamais plus rire, ou pleurer. Une larme roule sur ma joue, seule expression de mes sentiments anesthésiée par une existence d'indifférence. Des mains rugueuses m'extraient de l'espace confiné mais protecteur de la voiture, s'emparent de moi et me traînent au dehors avant de me jeter dans la boue maculée du sang de mon époux. De notre caravane, il ne reste qu'un tas de cadavres et moi.

« On devrait en tirer pas mal de blé de celle là ! »

Je ferme les yeux, et me laisse choir, là où ils ne pourront m'atteindre. Loin et profondément, au cœur de mon refuge onirique.


HRP : quelques précisions
La famille de Tinùviel fait partie de la petite Noblesse de Cirdan. Si les circonstances de son mariage avec un riche négociant en pierres précieuses lui sont étrangères, de même que les tenants et les aboutissants d'une telle union, ou même les avantages que les siens ont pu en tirer. Néanmoins il est clair, que son époux, un commerçant accompli et largement respecté, y a gagné une belle réputation.  Si le but du voyage organisé par ce mari attentionné lui est également inconnu, il est probable qu'il concernait son commerce dont les ramifications s'étendaient jusqu'Arkheynos. A noter que l'attaque a lieu sur le Roncier