Kravaalk est un gobelin tout ce qu’il y a de plus classique. Peau verte, yeux jaunes, petite taille. Enfin, petite en comparaison avec les elfes et les humains. Pour son peuple, Kravaalk est assez grand. Presque un mètre, c’est dire.
Néanmoins, s’il est plus grand que nombre de ses congénères, Kravaalk n’a pas acquis l’harmonie des traits que certains petits-verts ont développée avec le temps. L’absence de nez — souvenir du premier ours qu’il a rencontré — n’aide pas, j’en conviens.
Toujours vêtu de cuir brun et de tissus l’étant tout autant, il n’est pas du genre à se faire remarquer dans la nature. Son arc ne le quitte jamais, ses carquois non plus. Il doit être prêt, toujours, au cas où la horde ne parvienne à arrêter ses ennemis.
Ceci étant dit, il n’y a pas grand-chose de notable chez ce « bon » Kravaalk. Il a acquis la vivacité de son espèce et les missions de chasses l’ont aidé à développer tant ses sens que sa musculature. Pourrait-il venir à bout de qui que ce soit à main nue ? Évidemment pas… Mais il est suffisamment rapide et endurant pour fuir, suffisamment discret pour tromper la vigilance de ses ennemis et se mettre en position pour tirer.

Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas vraiment de son aspect, il faut noter que le gobelin a toujours plusieurs zombis et goules aux alentours, prêts à combattre pour lui. Parmi eux les plus notables sont une elfe, deux humains "équipés" d'ossements gobelins et Skorlt, un golem de chairs humaine et gobeline enchevêtrées. Les restes de son clan et de quelques clients ayant refusé de payer.

Tout le monde veut quelque chose. Absolument tout le monde.
Dans le cas de Kravaalk, la réponse est simple : il désire la destruction de l’ordre actuel. Il veut tenir le monde au-dessus de lui et le presser pour en boire le jus comme une goule écraserait un crâne. Le meilleur dans tout ça, c’est qu’il sait qu’il le peut. L’Être le lui a dévoilé pendant son enfance.
Violent, raciste, instable et égotique au possible, Kravaalk n’a pas grand-chose pour lui si l’on observe sa personnalité avec le prisme du bien. Il est pourri, jusqu’à la moelle, tant et si bien que les autres ne sont que des passerelles vers cet objectif.
Il a utilisé tant de personnes pour parvenir à ses fins qu’il en aurait perdu le compte s’il avait voulu se souvenir d’eux. Mais à quoi bon ? Au mieux il obtient ce qu’il désire, au pire il obtient un nouveau pion pour sa troupe macabre.
La loyauté n’a pas de valeur à ses yeux… Est-ce dû au fait que personne n’a jamais réussi à le surprendre agréablement ? J’en doute, mais on ne sait jamais.

Bien conscient du handicap que sa race représente aux yeux de la grande majorité des nations civilisées, il apprécie tout particulièrement se jouer des elfes, humains et nains. Ceux qui vous pensent inférieur ne sont que plus simples à duper.
Certains ont essayé de lui dire qu’il est ainsi parce qu’il a peur de s’ouvrir aux autres. Encore une fois, peut-être. Mais je vous déconseille de lui poser la question. Ceux qui l’ont fait ont tous fini par rejoindre la horde, tôt ou tard.

Certains disent qu’il ne faut pas moins d’une vie entière pour que pourrisse une âme. Ces gens-là ont tort : il n’a fallu que trois évènements pour faire de Kravaalk un monstre. Rien de plus.
Je vous évite l’éducation raciste prodiguée par son clan. Maman est morte en couche, Papa n’était qu’une ombre. La traînée du clan, au mieux, celui que les autres mâles utilisaient pour leurs petites affaires lors de leurs expéditions. Et au cas vous vous posiez la question, non, cette découverte ne fait pas partie des trois événements évoqués plus tôt.
Kravaalk l’a toujours su, ça. Les « amis » de son père ne s’en sont jamais cachés.
Une éducation raciste, donc. Une enfance dissimulée dans les bois occultes de Mortuary, passée à chasser tout ce qui peut se manger. Des repas lors desquels le clan tout entier s’enorgueillissait de pouvoir un jour renverser l’empereur-dieu. Beaucoup de ces repas, trop aux yeux de Kravaalk, surtout lorsque les mâles sont toujours moins nombreux au retour de leur expédition et que les communications avec les clans proches ont cessé depuis avant la naissance de notre protagoniste.
Les années passent lentement, Kravaalk apprend le tir à l’arc. Il n’a que sept ans — la vie à la dure forge l’indépendance, surtout si le seul membre de votre famille vous répugne — lorsqu’il commence à partir chasser seul. Au moins ne dépendra-t-il plus des passes de son père.
Le premier des trois évènements n’a pas lieu beaucoup plus tard.

***
Kravaalk a onze ans et pas encore de nom. Il n’est qu’un gobelin dans la masse, même s’il se sait plus utile que les autres de sa génération. Il est parti du nid il y a une semaine pour remonter la trace d’un ours. Oui, le manque d’attaches de Kravaalk avec autrui le rend quelque peu… suicidaire, disons. Enfin, il ne veut pas mourir. Il n’en a simplement rien à foutre.
Il a onze ans donc et son corps tout entier le supplie de s’évanouir entre les racines d’un chêne suffisamment noueux. Le gobelin a trois cotes fêlées, une épaule qu’il s’est remboîtée lui-même et une foulure au genou droit. Et son nez se trouve dans l’une des poches de son poncho en peau de cerf. Vous l’avez compris, l’affrontement contre l’ours ne s’est pas bien passé.
En l’état, et en toute honnêteté, Kravaalk lui-même n’a aucune idée de comment il a pu survivre. Il erre donc dans les bois, tout autant incapable de se diriger que d’abandonner. Les arbres se succèdent et se ressemblent, les feuilles qui l’effleurent réveillent une constellation de douleurs. Le silence le pèse, plus que de raison, même s’il signifie qu’il est seul. Qu’il ne craint plus rien.
Il approche d’une route lorsqu’un étrangement sentiment lui fait tourner la tête. Ça n’a rien été de plus qu’une fluctuation de l’air. Une vibration, au mieux ! Mais il l’a sentie et il a immédiatement su que c’était à lui qu’elle est adressée. On l’appelle et, en dépit du bon sens et de ses blessures, il se détourne la route. S’enfonce un peu plus dans les bois de Mortuary.
Il se détourne, donc, et progresse à demi inconscient de lui-même. La vibration s’amplifie à mesure qu’il avance, jusqu’à devenir un lien éthéré qui le force à avancer. Son avenir l’attend là, entre les branches. Il le sent. Il le sait.
Il arrive bientôt devant un genre de clairière où les arbres sont différents. Leurs troncs portent tous la même torsion et s’élèvent pour s’unir. Ils forment ainsi un genre de goutte boisée au sein creux, sein duquel s’approche Kravaalk. C’est là, ça l’a toujours été. Il s’immobilise immédiatement lorsqu’il voit l’homme… Non, cette chose n’est plus un homme. C’est un être uni à la sculpture qui le porte. Ni vivant, ni mort. Ni homme, ni arbre. Il est autre chose, un genre de trame entre différents plans et réalités. Du moins c’est ainsi que Kravaalk le voit.
Le gobelin s’approche et l’Être gémit tandis qu’une ronce perce sa peau et glisse dans ce qui a du être une veine. Ils s’observent, se scrutent. Kravaalk ne sait pas où il est. On ne lui a jamais parlé du Sanctuaire, il ne peut pas savoir ce que désire l’Être. Par chance, la chose laisse son regard glisser sur la poche qui contient le nez du gobelin, celui-là même que l’ours a arraché.
L’intensité et le poids du regard augmentent encore avant que Kravaalk ne comprenne. Il sort le nez, l’Être ouvre la bouche. Pour la première fois de sa vie, Kravaalk découvre le dégoût, le vrai. Celui qui fait remonter votre repas le long de votre gorge et vous force à fermer les yeux.
Il pose le nez dans la bouche de l’Être et ce dernier parle.
« Quatre siècles n’ont pas détruit l’héritage des vermines, quatre siècles ne suffisent à éteindre la mémoire du monde. Kravaalk, le germe de la flétrissure coule dans tes veines et se nourrira de ton âme. Kravaalk, l’héritage des vermines te revient, la mémoire du monde t’attend. Les Grands croient qu’ils peuvent dominer ce monde, mais le passé ne s’efface pas, jamais. Il repose avec les Anciens. »

Kravaalk a observé l’Être, absolument tétanisé. Déjà parce que, rappelez-vous, il n’est pas encore Kravaalk, mais surtout parce qu’il n’a absolument rien compris à toutes les saloperies débitées par la créature. Quelles vermines ? Quelle flétrissure ? Quels Anciens ?
Bwarf. Il abandonne en haussant les épaules, s’en va sans se retourner. Les mots tournent dans son esprit pourtant, comme s’ils avaient été tissés au fil d’or contre son âme.
On pourrait croire que ce premier événement s’est terminé ainsi, mais ça n’est pas le cas. Il a une annexe, comme les thèses trop chargées des occultistes Hautes Tours. Cette annexe, rassurez-vous, est d’une simplicité effarante.
Quelques jours après la rencontre de Kravaalk avec l’Être est venu son anniversaire, lors duquel on lui a donné une lettre écrite par sa mère quelques jours avant son décès. Une belle lettre, bien écrite, chargée d’amour filial et de compassion. Une lettre à en rendre plus que regrettable qu’elle soit morte et pas son mari.
Une lettre où elle lui a donné son nom : Kravaalk. L’Être s’adressait donc bel et bien à lui.

***
Vous connaissez l’histoire des gobelins, n’est-ce pas ? Ils étaient un peuple monstrueusement étendu, capable de tenir tête aux autres par sa force procréatrice. J’imagine que vous savez la conséquence de cet état de fait : le génocide gobelin.
Le deuxième événement de notre histoire n’en est qu’une reproduction à petite échelle.

À cette époque, Kravaalk a dix-sept ans. Il pense encore tous les jours aux dires de l’Être. Il s’est renseigné sur lui, aussi. Il sait qu’il ne peut y retourner par lui-même, que c’est le Sanctuaire qui vient à vous, pas l’inverse. Il a essayé, bien sûr. Comme tous les autres. Le lieu ne s’est évidemment plus jamais ouvert à lui.
Notre gobelin a donc essayé de comprendre les mots qui y ont été entendus. Il a compris assez rapidement que « les vermines » sont les gobelins et que « les grands » ne sont rien de plus que les elfes et les humains. Peut-être les nains aussi, mais il n’est pas sûr. Il n’en a jamais rencontré. Il lui semble que « le passé qui ne s’efface pas » désigne le retour futur des gobelins parmi les peuples dirigeants. Après tout « les Grands croient qu’ils peuvent dominer » et, depuis qu’il a participé à son premier raid, une caravane elfique, il sait que les elfes (et probablement les humains et les nains) ne peuvent s’empêcher de cracher sur les gobelins.
Ce sont les peaux vertes qui ont risqué l’extinction après tout.

Deux problèmes persistent. D’une part, qu’est-ce que « le germe de la flétrissure » et pourquoi va-t-il « se nourrir de son âme » ? De l’autre, la caravane attaquée lors de son premier raid n’était pas une bonne cible. Il y avait une noble dans le tas… et l’expédition punitive qui a suivi a parfaitement fait son travail.
Ils sont arrivés à l’aube, lorsque Kravaalk et son clan sont les plus vulnérables. Treize elfes contre soixante-dix-huit gobelins. Il n’a rien pu faire. Le reste du clan non plus. Ça a été un massacre. Kravaalk s’est fait avoir lors de la mêlée, quand le plus gros du clan s’est jeté sur un pointu en armure dorée. Kravaalk a voulu leur dire de ne pas faire ça, leur hurler d’attaquer les autres, celle en train de psalmodier par exemple ! L’elfe a levé les yeux vers lui, lui a souri et, le temps d’une seconde, Kravaalk l’a trouvée belle.
Le coup de massue qui l'a immédiatement percuté à l’arrière de son crâne l’a séché net. Ça lui a sauvé la vie : ils l'ont cru mort.
Il ne lui a fallu que deux heures pour reprendre ses esprits. Deux heures de trop : tout est fini, tous sont déjà morts. Le chant de quelques oiseaux dans les bois alentour confirme au gobelin que ça n’a pas été long.
L’air est encore imprégné de l’odeur du sang, mais il n’a plus l’aura profonde et solennelle des charniers.

Kravaalk grommelle et s’étrangle sur une glaire. Est-il en colère ? Oui, mais il n’est pas triste. Il ne s’est jamais réellement lié au reste du clan. D'autant qu'ils ne lui semblaient pas inclus dans les paroles de l’Être.
Il lui faudra du temps pour se remettre de ses blessures. Plus encore pour déterminer la marge de manoeuvre d'un gobelin isolé au sein du Saint-Empire… Mais la rage qui roule sous sa peau lui procure une allégresse salvatrice.
Il les brûlera tous. Les elfes, les humains et peut-être aussi les nains.
Ça ne sera ni aujourd’hui, ni demain, ni même dans dix ans. Il le sait bien. Ça n'est pas un problème.

***
Le dernier des événements est définitivement le plus intéressant, si vous voulez mon avis.
Lorsqu’il a lieu, Kravaalk a 25 ans et il a bien grandi, enfin dans sa connaissance et sa perception du monde qui l’entoure. Les années qui ont passé depuis la mort du clan et il ne les a pas passées à rien faire. Loin de là. De la chasse, beaucoup, pour se faire de l’argent et entrer dans le commerce de la région.
Trois années lui ont suffi à se faire un petit nom. Rien de méchant, rien de grandiloquant. Juste assez pour que les personnes chassant des choses… particulières ? et ne souhaitant pas être découvertes aient, tôt ou tard, son nom.
Kravaalk, le sans-nez des sous-bois, chasse si on le paie. Il ne questionne pas, il ne dérange pas. Il veut simplement sa paie. 50% avant, 50% après.
Les années ont mis sur sa route tout type de personnes, plus ou moins bien intentionnées, plus ou moins prêtes à payer. Il a collecté tout ce qui lui est dû, soyez en assurés. Mais revenons-en à ses clients, car le troisième événement en concerne une.
Elle s’appelle Delicria de Ferilstil. C’est une elfe occultiste, au croisement de la légionnaire infernale et de la sorcière, pleine de vices et tics en tous genres. Kravaalk a fait toutes sortes de choses pour elle : chasse au cerf, aux sangliers, aux vierges… Toutes sortes de choses.
Tant et si bien qu’un « lien » s’est créé, à travers lequel elle veut qu’il l’aime pour le sacrifier aux diables et il en a conscience et en joue pour la plumer. Un lien équilibré et sain. C’est grâce à ce lien que notre gobelin a découvert une prédisposition inexploitée avec la nécromancie.
La nécromancie ne peut qu’être « la flétrissure qui coule dans ses veines ». Il en est convaincu : c’est par elle qu’il dominera. Il ne lui faut qu’un moyen de la développer : les grimoires de Delicria… Le gobelin en a un jour parlé à la sorcière et, après des semaines de négociation, elle a accepté de l’aider.
Vous le voyez venir, n’est-ce pas ?
Le temps passe, Kravaalk apprend la nécromancie et sa valeur en tant que sacrifice ne fait qu’augmenter. Non seulement il feint extraordinairement bien l’amour, mais il semble doué avec les arts occultes. Il n’est pas un génie, loin de là. Mais il se débrouille plutôt bien.
Un jour, alors qu’il commence à pouvoir communiquer avec les goules des Bois de la Sœur, Delicria lui propose un repas en tête-à-tête. Elle insiste sur l’importance de leur solitude. Pas d’inconnus, pas de zombis, pas d’eidolon. C’est elle qui préparera tout : le lieu, le repas, les boissons. Tout. Elle veut le remercier pour ses années de bons et loyaux services…
Ce qu’elle veut réellement, c’est tuer Kravaalk. Le sacrifier aux diables. Notre gobelin le sait parfaitement. Il est donc allé au lieu du rendez-vous, une petite clairière parfaitement circulaire a fait bonne figure et, l’air de rien, a versé un mélange de Belladone et Cardaguine acheté spécialement pour l’occasion.
Delicria a bu sous le regard pervers de Kravaalk. L’effet a été rapide, il y avait de quoi tuer un cheval. Aaaaaaah quel délice que ce contraste de froid et de chaud dans le regard de la sorcière. Le corps ralentit, mais le cœur accélère et, si l’on attend assez longtemps, la personne commence à vomir du sang.
« Comment… »
Kravaalk s’approche, caresse le visage de l’elfe. Elle tressaille.
« Ca n’est pas de ta faute, Delicria. Tu es comme tous les autres Grands : beaucoup trop sûr de toi. Mais tout va bien, ne t’inquiètes pas. Tu reviendras. J’ai besoin de toi. »

Elle n’est que la première d’une longue liste.

***
Et voilà, vous connaissez les trois événements qui ont fait de Kravaalk ce qu’il est aujourd’hui.
Une recette simple, mais efficace : prenez un être autarcisé, dévoilez-lui un avenir à la hauteur de son ego, détruisez les êtres qui pourraient l’en écarter et mettes sur sa route une personne qui lui apprendra l’occulte tout en faisant pourrir un peu plus son âme chaque jour.
Quant à la suite de l’histoire de notre gobelin, elle est assez simple. Il s’est enfermé chez Delicria pendant quelques mois pour perfectionner sa maîtrise de l’occulte, puis a continué son travail de chasseur-mercenaire.
A l’heure d’aujourd’hui, âgé de 33 ans, il sent son destin l’appeler. Il ne sait encore comment, mais cela doit commencer.
Le Saint-Empire doit devenir une possession gobeline.