Sibylle est une grande femme athlétique à l’air constamment ahurie. De grands yeux gris écarquillés balayant frénétiquement ce qui l’entoure. Et ses lèvres pâles toujours agitées, comme si elle priait silencieusement, rappellent un poisson en train d’étouffer.

Peu à l’aise en présence d’autres gens, chacun de ses mouvements traduit une forme d’inconfort. Ses manches ne sont jamais assez ajustées. Ses longues mèches de jais, malmenées à longueur de journée par des doigts fins, semblables à des pattes d’araignée.

Que cela soit dans son expression, sa posture ou sa tenue, il y a toujours quelque chose de travers chez Sibylle.
À l'exception de sa voix, claire et précise. Chaque mot y est soigneusement découpé, donnant ainsi une intensité déroutante à la moindre conversation avec elle.

« Laisse-les te sous-estimer. Cela jouera toujours en ta faveur. » me disait Arnel, mon frère. Eh bien je suppose qu’il les a trop laissés le sous-estimer, puisqu’ils l’ont fait exécuter pour sa faiblesse.

Je n’ai jamais compris pourquoi. Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi pas l’étrange Sibylle ? Toujours trop distraite, trop étrange, trop douce.
Cependant je ne m’en plains pas. Car ce serait une perte de temps. J’ai survécu, voilà l’essentiel.

Bon sang mais qui je trompe ? Bien sûr que non, ce n’est pas l’essentiel ! Arnel était mon seul ami, et lorsque son corps suspendu mollement se balança au bout de la corde, la première chose qui me vint à l’esprit ne fut pas « Au moins, j’ai survécu » ni « Pourquoi lui et pas moi ? » mais simplement de la peur, profonde et viscérale. Le genre qui tétanise, puis donne la tremblote et souille les bas.

Une pendaison c’est long. Surtout lorsque c’est un Reis que l’on exécute, il y a tout un cérémonial et un tas de sermons. Pourtant je ne fis rien durant cet interminable instant. J’aurais pu contester, essayer de le défendre ou même tenter d’empêcher qu’ils instrumentalisent sa mort.
La terreur que je ressentis à cet instant perdura. Si bien que c’est elle qui me pousse encore à avancer, faire ce que ma famille et l’Empire attendent de moi. Sibylle l’étrange, parfois Sibylle la clémente, mais jamais Sibylle la faible.

Pour y parvenir je dus changer la façon dont je percevais le monde. Je finis par comprendre que tout était une question de volonté. Dans le sens : « que veulent les gens ». Il ne suffit pas de vouloir très fort quelque chose pour l’obtenir. L’idée c’est de naviguer entre tous ces désirs et ces aspirations. De les comprendre et les utiliser comme un marin utilise les courants. La première question que je me pose en voyant quelqu’un c’est « que veut-il ? ». Ainsi je sais quoi lui promettre, ce qu’il ne faut pas dire ou ne faut pas faire.

Cela-dit, mettre en pratique cette théorie a un coût. Les relations deviennent mécaniques, artificielles. Et je n’apprécie pas de manipuler ainsi les gens. À vrai dire je n’ai jamais été très douée avec eux. Leur proximité me met mal à l’aise.
Je préfère de loin la distance installée par un plateau de jeu ou la carte d’un champ de bataille. De là, on ne voit pas les pièces que l’on utilise ; ce ne sont que des formes abstraites, pour se figurer une fonction.

Je n’ai pas le courage de mes aïeux. Le chaos de la guerre me donne le vertige. Mes nuits sont encore hantées par les visions de carnage lors de mon temps avec père. Si je peux servir mon pays autrement, je le ferai par tous les moyens. Mais la simple idée de me retrouver au cœur d’une bataille me glace les sangs. Alors je me cantonne à la table de stratège tant que je le peux.

Chez les Reis c'était Empire, famille et honneur, dans cet ordre là. Père nous répétait tout le temps que ce que nous avions, nous le devions à l'Empereur autant qu'à nous-même.
Evron Reis, né Evron Daast était une jeune soldat lorsque Wolf « la créature » Reis le remarqua pour sa loyauté et son complet dédain face à la mort. Il ne fut pas le premier et certainement pas le dernier à recevoir le nom de Reis sur le champ de bataille.

Oh quelle ascension sociale ! Mais loin d'être sans coût. Car l'Adamantine attire tous les regards. Il se devait d'être irréprochable, et se devait de veiller à ce que ses enfant le soient aussi.

Il y eut Hécate, l'ainée à l'esprit aussi étriqué que zélé. Puis vint Morgan, cruel et jouasse, suivi de Sophron le plat, efficace mais d'une servilité lassante. Et enfin, les jumeaux Arnel et Sibylle, pensifs et curieux.
Notre enfance, bien que confortable sur beaucoup d'aspects, était guidée par l'ambition que père nourrissait pour nous. Entre les cours à la cathédrale et les leçons privées auprès des précepteurs et maîtres d'armes, nous avions rarement le temps de nous amuser. Mais Arnel était doué pour trouver la moindre brèche dans notre emploi du temps. Et encore plus talentueux pour élaborer la prochaine idiotie que nous allions faire. C'était les moments les plus heureux de ma vie.
Et puis vint la guerre. Enfin, elle était déjà là, mais elle ne nous frappa véritablement qu'au moment du service militaire.

Nous étions tous les deux bon bretteurs, mais là où il excellait dans le commandement, j'avais étudié la magie psychique. Ainsi, père le prit sous son aile aux côtés d'Hécate et Morgan, tous deux militaires compétents. Quant à moi, je fus assignée comme apprentie stratège. Ma présence étant plus utile à la table des cartes j'évitais alors beaucoup de combats, ce qui m'attira le mépris de la famille. Et Arnel, pendant ce temps, amassait la gloire sur le front. J'étais heureuse pour lui, mais terrifiée de me retrouver seule mouton noir de la fratrie. Auparavant, c'était nous deux contre le monde. Désormais, je n'avais plus personne sur qui compter.

Je savais ce qui arrivait aux enfants indignes, ceux qui apportaient la honte sur leur maison. L'isolement, les brimades et les moqueries avaient anéanti l'estime que je me portais. J'en étais devenue paranoïaque. Convaincue d'être sur le fil en permanence. Je ne voulais pas être un fardeau, tourmenté par la honte. Mais lorsque le jour vint de punir l'un d'entre nous, ce ne fut pas moi.

Arnel avançait vers la potence, un sourire lui barrant le visage, serein au point d'en être irrévérencieux. L'Empereur venait d'être défait, père était gravement blessé et mon abruti de jumeau avait un traitre sous son commandement. Pire encore, il l'avait protégé, invoquant même notre nom pour tenter de défendre le félon.
Cet idiot savait ce qu'il encourrait mais il décida de soutenir son homme en dépit des conséquences. Alors il emporta ses grands principes au bout de la corde.

Quel bien avait-il fait ? À jouer ainsi les défenseurs de la justice. Ce regard qu'il avait lancé à la foule. Il semblait dire « Qu'attendez vous ? Indignez vous ! Révoltez vous ! » mais j'étais la seule à savoir le lire, les autre ne durent y voir que du mépris.

Peu après le drame, j'achevai mon service militaire alors que père se remettait encore de ses blessures et son humiliation. Il accepta que je poursuive mes études à Pandora car, selon les professeurs, j'avais le potentiel de servir la nation comme commandeur. Même si j'excellais dans des domaines que les Reis considéraient méprisables, ils ne pouvaient nier leur utilité.

Meilleure élève de ma promotion en tactique et en stratégie, je me débrouillais aussi dans les autres arts du combat. Mon deuxième cursus principal, où je développai mes dons de psyker, me valu la désapprobation de la famille. Au même titre que mes enseignement secondaires d'Histoire et d'Innovation magique. Mais peu importe, j'étais en tête de classe, et les éloges du corps enseignant vinrent aux oreilles de père.

Je n'étais plus la fille pleurnicharde, cachée derrière son frère. J'étais Sibylle, l'étrange fille Reis. Toujours une idée derrière la tête. Le regard fou, comme si elle pouvait lire de funestes destins.