Malgré sa petite taille, Alice passe rarement inaperçue. Appréciant les tenues colorées et les déguisements, elle a pour habitude de parler fort et n’hésite pas à se faire remarquer. Il est rare de la voir sans un chapeau ; elle en possède tellement qu’elle peut en prêter à chacune de ses sœurs. Un tatouage d’ancre prend le large sur l’une de ses cuisses, et, de son coude à sa gorge, les tentacules d’un kraken s’entrelacent. Si son visage est plutôt quelconque, elle s’enorgueillit de sa tignasse d’or. D’un bleu presque gris, son regard se porte avec curiosité sur tout ce qui se présente à lui, ce qui lui donne souvent l’air surpris. Refusant le maquillage, à l’exception de ses lèvres qu’elle aime orner de rouge, son teint brille davantage que la moyenne. Bien qu’elle ne soit pas une grande adepte des bains, elle porte attention à son hygiène, et entretient patiemment son corps, celui-ci étant l’instrument de son art. Selon l’heure de la journée, elle dégage le parfum du savon ou de la sueur des ébats.

De nature joviale, Alice n’est pas du genre à se laisser démoraliser par les difficultés de la vie. S’il lui arrive, comme tout le monde, de se sentir triste, ses chagrins ne durent jamais bien longtemps. Ses parents lui ayant enseigné le sens des efforts, elle emploie toute son énergie à accomplir les objectifs qu’elle se donne, bien qu’ils semblent frivoles à la majorité du monde. La tristesse lui étant relativement étrangère, il n’en est pas de même pour la colère. Sans être sensible aux critiques, il lui arrive de s’énerver pour un rien. Ses accès de rage l’ayant menée à des situations délicates, elle sait se défendre lorsqu’il le faut. Capricieuse, elle ne sait pas dire non à l’une de ses envies, même lorsque celle-ci risque de lui attirer des ennuis. Profondément désordonnée, elle a tendance à oublier ses affaires partout où elle va, et, sans le secours de ses sœurs, la Maison ressemblerait davantage à la boutique d’un antiquaire qu’à un refuge. Si elle se moque éperdument de la religion ou de la politique, elle ne supporte pas qu’on tente de lui imposer ses croyances en la matière. Il n’existe en effet rien de plus important à ses yeux que la liberté d’être soi. Loyale envers Madame Mars et ses sœurs, elle est incapable de leur dire non et chercher toujours à leur venir en aide. Parfois rude avec les clients, elle aime sincèrement son métier. Pour Alice, le monde tourne autour du plaisir, et les êtres de chair en sont les heureux esclaves.

Née au sein d’une famille de marchands prospères, Alice apprit dès l’enfance les ficelles du commerce. Dans ses jeunes années, elle reçut une éducation sommaire auprès de ses parents et de ses aînés ; l’argent ne se gagnait pas à l’école. Appliquée dans ses tâches, elle travaillait avec efficience, ce qui lui valait les compliments de sa mère, et de plus nombreuses heures à jouer avec les enfants des voisins. Si elle n’éprouvait pas le moindre intérêt pour les échanges commerciaux, se montrer attentive aux leçons de son père lui offrit l’occasion de quelques voyages. Eprise de la mer, elle ne rêvait que de ces expéditions obscures, impatiente de sentir le sol tanguer sous ses pas et le sel lui éclabousser le visage. Craignant que son affection pour les vagues ne la pousse à s’engager sur le navire de son oncle, sa mère tâcha de convaincre son époux que la fillette serait plus utile à terre auprès d’elle. Un argument qui, associé à une malicieuse escapade lors d’une visite chez un fournisseur, lui ferma les portes de l’océan.

Les années passèrent, Alice travaillant docilement dans la boutique de ses parents, ne rêvant que des soirées qu’elle passait au port, sous une large capuche, à écouter les histoires des marins. La vie se déroula ainsi, sans grande joie, mais sans chagrin profond, jusqu’à la moitié de sa quinzième année. Son père, absent et empêtré dans un écheveau de mauvaises décisions, avait contracté des dettes qu’il ne pouvait rembourser. Un créancier se présenta dans le commerce, réclamant son dû. Connaissant les difficultés de ses parents, Alice ne réfléchit pas, et régla tout naturellement la question en nature, ravie de sauver de la sorte le magasin familial. Loin de s’offusquer d’avoir ainsi perdu sa virginité, elle y trouva une satisfaction qu’elle n’avait jamais éprouvé jusqu’alors. Les jours s’écoulèrent sans qu’elle ne cessât de penser aux mains couvertes de cals qui avaient glissé sur son corps comme elles auraient caressé un trésor, et, dans la fièvre de son adolescence, elle écrivit une lettre d’adieu aux siens et partit frapper à la porte d’une maison close.

Il fallut quelques essais à Alice avant de trouver son bonheur. Les coups plurent, sa chair bleuit, les insultes lui meurtrirent le cœur, mais les abus ne lui firent pas rebrousser chemin. Lorsqu’elle entra pour la première fois Aux baisers de Naamah, elle sut qu’elle avait trouvé sa place. Profitant de son inexpérience, Madame Mars l’accueillit les bras ouverts, récupérant une partie des bénéfices bien plus grosse qu’avec les autres filles. Contre toute attente, la maquerelle et sa protégée se rapprochèrent, nouant des liens presque filiaux, si bien que la première enseigna à la seconde les fondements de la magie de son peuple. Les saisons défilèrent au rythme des soupirs et des pièces de monnaie. Alice apprit par cœur les visages et les goûts des clients ; elle savait reconnaître ses sœurs à leurs cris. C’est ainsi qu’au fil des nuits, elle se mit à les considérer comme sa famille. Lorsqu’une nouvelle arrivait, elle avait à cœur de lui faire visiter les lieux, de lui apprendre tout ce qu’il fallait sur les réguliers et les autres, de lui montrer quel lit grinçait le plus, ou depuis quelle fenêtre on pouvait voir la rue sans se faire voir. La seule ombre à son existence était la peine qu’elle discernait parfois sur le visage de certaines. Lorsqu’elle comprit que celle-ci n’avait rien à voir avec les désillusions du cœur, elle décida d’agir.

Nul ne sut jamais où Alice trouva l’argent pour la Maison. Il y avait des rumeurs, dans le quartier. Certains l’accusaient d’avoir séduit un noble en visite dans la cité, d’autres s’imaginaient qu’elle n’avait fait qu’investir le fruit de ses économies ; les plus pragmatiques prétendaient qu’elle avait découvert un coffre sous les flots. Toujours est-il qu’elle acheta une bâtisse à moitié en ruines, construite autour de la cale d’un bateau, et qu’elle consacra des heures à l’aménager, dans le plus grand secret. Le moment venu, elle négocia avec Madame Mars le départ de Gisèle et de Prudence, elles qui pleuraient si souvent. Quelques jours plus tard, elles ouvrirent ensemble la Maison, une sorte de taverne où l’on pouvait déguster des pâtisseries. De temps à autre, la blonde prenait congé de la maison close, et venait d’une voix douce murmurer contes et légendes aux clients de l’établissement. Gisèle s’occupait du service, Prudence de confectionner les gâteaux, et elles n’avaient jamais souri si fort. Elles partageaient un matelas à l’étage, si volumineux qu’il emplissait presque toute la pièce. Les mois passant et l’affaire tournant bien, deux autres filles vinrent les rejoindre. Et lorsqu’Alice rentrait le soir dormir avec sa petite armée de putes ratées, et que ses boucles blondes s’étalaient sur leurs visages, elle songeait qu’elle aurait aimé mourir ainsi.