ELIPHAS

Peut-on décrire les astres ? Un nuage nébuleux de poussière d’étoiles ? L’infinité du cosmos, avec tout le mystère obscur et sa malveillance infinie ? Peut-on décrire la face cachée de la lune ? Peut-on vraiment décrire ce qui a tendance à changer, comme les fils du Destin ?

Le portrait d’Eliphas semble venir des récits apocryphes de ce qu’un esprit ignorant et superstitieux donnerait comme image à ses croyances surnaturelles et du peu de choses qu’il aurait entendu sur la race elfique. Une parodie de la sublime et meurtrière espèce aux oreilles pointues. Un avatar de la sorcellerie et de l’occulte. Une aberration, une anomalie.  

De l’elfe, il en arbore avec l’orgueil d’un lion les attributs. Masculin à l’excès, c’est un physique d’éphèbe spartiate, moulu et martelé par une vie qu’on devinait brutalement disciplinée. Le monstre est beau, un cadeau de son sang elfique, mais il s’amusait à s’imaginer plus séduisant que ses pairs. Loin d’être un colosse à la stature cyclopéenne, il était de loin supérieur à ces rats de bibliothèques et autres singes noueux qu’on appelait humains, faisant preuve d’une musculature digne d’une statue de marbre, jamais à l’excès, jamais faible.

Plus frappant que tout, c’était sa parure. Certains ne pouvaient différencier sa couleur de peau des peintures mystiques qui recouvraient son corps. Le mauvais sir était un adepte des apparences énigmatiques et des signes cabalistiques. Véritable caléidoscope vivant, c’est la nuit auréolée d’or qu’on contemplait se mouvoir avec l’aisance et l’arrogance d’un fauve. On racontait discrètement que certains de ses attributs les plus frappants, tels cet œil d’un bleu macabre, étaient les résultats de la redoutée corruption magique, ou une de ces fameuses plaies de magie qui frappaient ceux qui en abusaient.  

Si vous lui posiez la question, il vous offrirait le sourire le plus inquiétant qui soit pour seule réponse.

Un maëlstrom contenu dans une fiole. Comme un trou noir, c’est une menace invisible. Les mots conçus par l’esprit des mortels échouent à formuler ou donner un sens à ce qu’est Eliphas. Ce serait, en effet, bien médiocre que d’essayer de dresser un portrait de l’esprit innommable qui évolue dans cette tête souriante.  

Certains le qualifient d’un génie, un intellect rare même chez les elfes, un puit de savoir et un virtuose né. D’autres, de l’autre côté de l’épée, le décrivent avec crainte et dégoût comme un psychopathe, une monstruosité, un cataclysme scellé dans un corps de chair.  

La question est : est-ce un monstre caché derrière une peau d’homme, ou le contraire ?

Eliphas a des objectifs insondables qu’on ne peut qu’essayer de deviner à travers le peu d’indices qu’il dévoile. C’est une créature sophistiquée, un appréciateur de l’art, de la culture et du savoir. Mais c’est aussi un tueur-né. Que ce soit le fruit de son éducation morbide ou la noirceur de son âme, personne ne pouvait se targuer avec confiance d’être l’ami de cet elfe, car tout comme une lame qu’on manierait, on ne savait jamais quand le double-tranchant aller vous couper à votre tour.

Enigmatique, joueur, brillant, cruel, éloquent, calculateur, dédaigneux, mégalomane … un esprit forgé, façonné et modelé pour devenir une arme, pour analyser et réagir, pour trouver des solutions tout en ajoutant une touche d’ironie diabolique. Eduqué aux techniques cognitives et nourrissant le don secret d’un psyker, c’est un génie du mal et un agent du Chaos qui ne croit à aucune réelle morale ou règle, pouvant les plier à sa volonté quand il le souhaite. Ses manipulations et ses tours peuvent donner l’impression qu’il joue d’une sorcellerie indescriptible, et la réalité n’est peut-être pas si éloignée.

Une chose est sûre : l’elfe trouve du plaisir dans son métier morbide. Tirer les ficelles, assoir sa supériorité, se surpasser … il se voit comme la Main du Destin, un changeur d’histoire.  

Un démon, un artiste, un hérétique, un visionnaire, un tyran, un prodige, une singularité. Tout adjectif pouvait être attribué à Eliphas. Car, au final, peut-on réellement décrire ce qu’on ne comprend pas ?

Qui connaît l’histoire de cet enfant de Luhorn ?

Ils doivent se compter sur les doigts d’une main mutilée tant son existence, ou plutôt ses origines, furent tenues secrètes. Les parchemins et les archives ne vous aideraient guère à dénicher ne serait-ce qu’une bribe d’information sur lui, car ceux qui ont fait de lui ce qu’il est comptaient bien créer un outil plus qu’un citoyen.  

Né pour servir. Né pour la grandiose. Venu au monde et déjà arraché à tout espoir d’une enfance capricieuse et innocente pour nourrir les ambitions millénaires de la nation elfique. Un projet secret, défendu avec hargne, le fruit d’une haine et d’une paranoïa cultivée contre tout ce qui ne partageait pas le sang elfique et, pire encore, ceux qui reniaient leur noble et supérieure destinée.

Il ne connut jamais ses parents, ses mentors insistant à ce qu’il ne se pose jamais la question. Sa famille, c’était l’Eclipse. Il ne devait s’attacher à personne, ne compter sur personne. Le monde lui fut peint dans sa plus sombre et morose image. Hostile, froid, dangereux, les ennemis se cachant dans chaque recoin, chaque ombre.  Luhorn, seule, était le joyau de l’univers, et les elfes en étaient les héritiers. Le reste ne méritait que d’être écrasé et asservi, ou purgé comme des insectes.  

Inutile donc de dire que vivre son enfance dans un des sombres et nocturnes repères de l’organisation secrète avait à jamais troublé le petit enfant qu’ils nommèrent Eliphas. Mais même à ses débuts, ses mentors virent en lui un potentiel inné. Aboutissement de leur discutable projet ou prédisposition innée, leur pupille se révéla être un atout très, très prometteur. Et terrifiant.  

Son éducation était intense et éreintante, précise et exhaustive. On cherchait à créer en effet une génération de génies à travers des moyens tant eugéniques, noétiques que martiaux. Nourrir une culture d’indépendance, de survie, une intelligence féroce et une appétence pour la magie. Eliphas, même parmi ses semblables, était tout ce dont rêvait le projet et au-delà, capable d’apprendre et d’évoluer à une vitesse digne de ce qu’on chantait comme suprématie intellectuelle chez les enfants de Luhorn. L’elfe, même très jeune, avait vite compris toute l’ampleur de son talent et de son potentiel. Sa particularité, c’était son intellect, son don épouvantable de voir au-delà de ce que les limitations de l’esprit lui permettaient. Et cette connaissance de soi vint à son tour dresser des piliers d’hubris et de dédain en lui, taillant un charactère hautain mais éloquent, et surtout imprévisible. On dira qu’il s’agissait d’un homme qui aime ce qu’il fait, aussi horrible soit la tâche. Prendre du plaisir dans son métier était, en effet, très nutritif pour l’âme.

Son indépendance, néanmoins, ne connut son essor qu’à la sortie de son second cycle d’Arilla, entièrement financé par ses percepteurs anonymes et hauts placés. Il s’était avéré, comme prévu, relativement doué dans la magie arcanique, bien que les attentes de ses maîtres avaient été plus exorbitantes compte tenu de tout le génie qu’ils avaient vu en lui. Même eux, maîtres de l’espionnage par excellence, ignoraient que le malicieux Eliphas s’était adonné à une tout autre étude secrète et interdite, beaucoup plus discrète et surtout qui lui semblait lui aller comme un gant. La Psychée, celle qu’il avait senti depuis tout jeune comme une connexion logique avec sa façon d’être, de penser, de réfléchir et de manipuler. Il était navrant que ses supérieurs et tous les elfes de Luhorn voyaient l’occultisme comme un fléau. Mais là encore, Eliphas n’était pas du genre à se mettre des entraves quand il s’agissait d’explorer son plein potentiel. Pour en revenir à l’indépendance, c’était une de ces missions terribles qui allaient définir sa façon d’être à jamais.

L’échec, la défaite. Elle broyait la résolution et la volonté de bien des braves. Mais Eliphas y voyait un tremplin, une échelle. La défaite était une opportunité inexplorée, inexploitée. Cette défaite, c’était sous l’égide d’un de ses mentors. La mission avait été de supprimer un mage qui cherchait à vendre des secrets d’état à l’ennemi, des humains d’Arkhenyos. L’événement s’était déroulé dans la discrétion bruyante et encombrante d’Havresac, l’île neutre où tout s’échangeait pour de l’or. Un piège. Son mentor fut terrassé ainsi que bon nombre de leur expédition. Un regrettable accident, mais une opportunité en or de s’affranchir enfin de ceux qui avaient monitoré chaque fait et geste de son existence. Jouant de subterfuges, Eliphas parvint à se faire passer pour un simple dégât collatéral, un cocher banal. Inspecté par deux membres de la force qui a détruit ses compagnons, il attendit le bon moment pour surprendre ses ennemis, se métamorphosant d’un pitoyable personnage à un tueur-né. Un combat brutal, mais son intellect boosté par son don de Psyker eut le dessus sur les vétérans de l’Inquisition de l’Empereur.  

Eliphas, pour avoir été le seul survivant de sa bande, fut enfin accordé un titre d’agent indépendant, lui offrant tous les pouvoirs de leurs atouts les plus prometteurs.  

Délivré et enfin maître de ses propres décisions, il servait toujours les intérêts de la Couronne et de l’Eclipse. Efficace, mortel, on attribuait son succès à son génie et jamais on ne devina qu’il cachait des talents blasphémateurs.  

Qu’importe. Le monde était son terrain de jeu. Tant de factions à briser, d’alliances à déchirer, de plans à dresser, d’esprits à manipuler. Tel un être venant d’évoluer, il cherchait à découvrir toute l’ampleur des possibilités qu’il pouvait manier et modeler à sa guise. Un artiste avec un pinceau, et son canva était Orith.

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