Ceux qui croisent Gregor s’arrêtent peut-être une seconde sur son visage, puis continuent leur route, l’oubliant aussitôt. Ce que beaucoup considèrent comme un fléau, il voit cela comme une bénédiction ; il est invisible. La grâce et la prestance qu’on attribue ordinairement à la noblesse, il ne les possède pas. On lui prête des traits trop fins pour un paysan, mais trop grossiers pour un noble. Seule l’absence de coutures et de couleur sur sa peau trahit une vie loin des durs travaux du quotidien des gens communs, et son menton qu’il tient à garder imberbe montre une habitude à prendre soin de lui. Pourtant, Gregor ne cherche pas à se faire voir. Ses iris bruns et fuyants se cachent derrière les longues mèches décoiffées de la chevelure qu’il laisse pousser en bataille.

On ne devinerait pas, comme ça, qu’il fut un jour guerrier. Enfant déjà, on le disait trop grand et fin pour le combat. Ses épaules trop étroites ne supporteraient pas le poids des armures, et ses longues mains aux doigts de femmes ne tiendraient jamais une épée. On voulait faire de lui un érudit ou un musicien. Mais Gregor grandit, et leur prouva tous qu’ils avaient tort. Il devint un beau jeune homme, au sourire ravissant le coeur de ces dames, puis un homme adulte et combattant accompli, agile dans les armures les plus lourdes, fort comme un boeuf malgré sa silhouette svelte, capable de manier l’épée comme la pique, la masse comme le fléau. Ser Gregor le Silence dominait les tournoi.

Le Silence, car l’homme était, avant sa déchéance, mutique. Jamais un mot ne s’échappa de ses lèvres, jusqu’au jour funeste où il précipita sa ruine. Ce jour là, beaucoup de choses changèrent. Son visage s’assombrit et sa voix se fit entendre ; une voix douce et rouillée, restée trop longtemps enfermée. Ce jour là, il revêtit son armure pour ne plus la quitter, empoigna son estramaçon pour ne plus le lâcher et enfourcha son destrier pour abandonner sa vie. Ceux qui avaient connu Ser Gregor le Silence, aujourd’hui, le voient passer sans même le reconnaître.

Autrefois, on disait de Ser Gregor qu’il était un homme charmant. Son mutisme faisait de lui un compagnon charmant, aux opinions toujours aimables, à l’oreille attentive et à la présence douce et tranquille. Aujourd’hui, il n’est plus qu’une ombre, coincée dans une armure de métal.

Ce n’est pas un homme violent, loin de là. Lorsqu’il crie, c’est pour qu’on l’entende. Lorsqu’il frappe, c’est par nécessité. Lorsqu’il tue, c’est parce qu’il n’a pas le choix. C’est ainsi que Gregor prend ses décisions, en pesant les pour et les contre sur la grande balance de l’équilibre du monde. Ses choix sont pragmatiques et réfléchis, jamais il ne fonce tête baissée, et si son détachement semble parfois montrer un cynisme cruel, il ressent profondément le mal indispensable qu’il peut faire autour de lui, n'en déplaisent aux voix qui lui chuchotent tous les jours qu'il est innocent de tout.

Gregor est solitaire. S’il ne la repousse pas, il recherche peu la compagnie des autres. Ses voyages se font seul, par nécessité tout autant que par choix, et on l’a toujours connu plus à l’aise avec les animaux que le reste des hommes. Pourtant, il est loin d’être une créature antipathique. Secret, distant et réservé, il est difficile de lui arracher quoi que ce soit de personnel. A l’inverse, il semble difficile de lui cacher quoi que ce soit. L’homme inspire une rare confiance, qui incite ceux qui lui parlent à se confier à lui. Loin de lui l’idée d’utiliser ce talent à mauvais escient, il se contente de prêter une oreille tranquille à ceux qui en ont besoin. Certain ont même dit qu’il ferait un bon prêtre, s’il le voulait.

Mais il ne le voulait pas, pour une raison très simple ; Gregor ne croit pas en l’Empereur. Il croit en Dieu, mais pas en l’homme, considérant l’Empereur comme un simple vassal. Le véritable instrument de son dieu, c’est lui. Il poursuit les pêcheurs et leur offre l’absolution, les libérant de leur enveloppe mortelle pour les élever et leur offrir de rejoindre les rangs de son armée furieuse. Une armée d’âmes et de spectres, vue de lui seule, qui parcourt les terres d’Arkheynos pour chercher les damnés, jusqu’à atteindre le pêcheur suprême, celui qui ose usurper le nom de son dieu. L’Empereur, et tous ses fidèles.

Les genoux meurtris par le dallage froid de la crypte, les mains tremblantes, Gregor priait. Il priait pour son père, pour sa mère et pour sa soeur, pour le salut de leur âme et pour leur repos éternel. Il priait pour qu’on lui pardonne l’horreur de l’erreur qu’il avait commise, il priait pour qu’on vienne répondre à ses questions. Ses lèvres s’agitaient en silence, avalant les larmes tièdes qui lui coulaient sur les joues. Gregor était presque à sec. Cela faisait trois jours qu’il pleurait, qu’il priait, enfermé dans le noir sans rien d’autre qu’une torche faiblissante et une cruche d’eau désormais vide.

Au dessus de sa tête, quelque part dans le petit châtelet de la famille Alovedra, trois corps gisaient, glacés, encore habillés pour le dîner, la gorge ouverte. Dix autres portaient des habits de domestiques et reposaient tranquillement à leur place, la cuisinière devant son âtre, l’intendant penché sur son livre de comptes… Aucun d’entre eux n’était revenu, et Gregor implorait leur pardon. Il leva les yeux vers le plafond noir, où seules les araignées lui rendirent son regard, puis inclina la tête à nouveau.

« Pourquoi ? Vous aviez promis qu’ils seraient plus beaux, plus forts, plus heureux. Vous disiez que nous irions chasser des cerfs aux bois d’argent dans des forêts dorées, que nous chanterions des airs plus légers, que nous nous aimerions. Je suis désolé. Pourquoi ? »

Il chuchotait, entre ses lèvres épuisées, encore et encore. Ils n’en étaient pas dignes…  commença à plaider la voix qui lui chuchotait à l’oreille. Mais elle fut interrompue par une cavalcade et Gregor se redressa. Ses yeux étaient rouges et tristes, ses lèvres sèches et gercées. Il posa un regard las sur Red Layne, le maître d’arme tout juste rentré de voyage. L’homme l’avait vu grandir, lui avait mis entre les mains sa première épée, et désormais, il le regardait comme on regarderait une engeance coupable des pires crimes. Pourtant, il restait un peu de douceur paternelle dans ses yeux.

« Mon garçon… Qu’as-tu fait ? »

L’homme posa ses yeux sur l’épée ensanglantée posée sur le sol, aux pieds de Gregor. Et Gregor éclata en sanglot. Sa main se referma sur le manche de l’épée, et Red Layne tira la sienne.

« Je suis désolé… »

La voix de Gregor se répercuta sur les murs de la crypte. Red Layne, lui, ouvrit des yeux terrifiés. Jamais, jusqu’à ce jour, Gregor n’avait parlé. Lui aussi.


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« On dit qu’une armée de morts parcourt ces routes, qu’elle hurle la nuit dans la forêt en emportant parmi elle les pêcheurs pour les soumettre au jugement divin. »

Au mieux, Gregor récoltait quelques regards méprisants ou interloqués. On le prenait pour un fou, un illuminé, et s’il n’était pas engoncé dans son armure, on n’aurait vu en lui qu’un vagabond à l’esprit brisé. Les regards ses détournaient les uns après les autres, accompagnés de rires moqueurs et de grommellements avinés, et Gregor les ignora. Il n’en voulait pas aux simples de ne pas voir plus loin que le bout de leur nez. Une petite serveuse à peine adulte détourna le regard lorsqu’il la fixa, s’appliquant à essuyer un verre déjà sec.
Le patron de l’auberge s’approcha et déposa brusquement devant Gregor une chope de bière brune et une assiette débordant de ragoût.

« Tiens, et ferme la. Tu fais peur à tout l’monde ‘vec tes histoires de dingues. Avec c’qui s’est passé à Harrebourg l’mois dernier, on est pas tranquilles, les gens s’méfient des voyageurs. Si j’étais toi j’ferais profil bas au lieu d’parler d’armées d’morts, où tu vas t’retrouver six pieds sous terre, la tête coupé entre les genoux ! »

Gregor observa l’homme, incrédule, avant de baisser yeux sur son assiette et d’attraper sa fourchette en silence. Mais un gars bourru aux bajoues tombantes interpela le patron.

« Il s’est passé quoi à Harrebourg ? J’viens d’rentrer de Chimera. 

- T’as pas entendu ? Tout l’village est mort ! Pas une bête restée vivante. Y’en a qui disent qu’c’est un truc v’nu d’la Jetée, mais Cebry, qu’a l’moulin là bas, dit qu’ils ont tous eu la gorge tranchée !

- Tous ?

- Tous ! Même le p’tit baron, sa bonne femme, leur fille et leur fils, qu’était un bon chevalier. »

Non, pensa Gregor. Pas le fils. Ce qu’ils avaient retrouvé, c’était Gaston, le fils du boucher, entortillé dans des vêtements nobles trop petits pour sa panse. Il finit son assiette en silence avant de se lever et de jeter quelques cuivrées sur la table.
Lorsqu’il passa la porte de la taverne, seuls quelques regards mauvais l’accompagnèrent.

Une heure plus tard, il avait quitté le village et s’était arrêté non loin pour établir un petit campement. Il aurait préféré une nuit à l’auberge, mais il n’avait pas su tenir sa langue, et désormais les villageois l’avaient à l’oeil. Mais cela ne l’ennuyait pas.
Alors qu’il démêlait la crinière de son cheval, un craquement se fit entendre entre les arbres et il avait levé le nez pour apercevoir la petite serveuse de l’auberge qui s’avançait timidement. Il l’observa d’un air interrogateur, et elle puisa là dedans le courage de s’exprimer.

« M’sire, votre armée là… J’l’ai vue. »

Gregor resta impassible. Déposant sa brosse au sol, il fit quelques pas vers la jeune fille. Elle semblait chercher ses mots.

« C’est vrai ?  répondit-il.

- Oui… J’l’ai vue à la Couenne, hier soir. Elle est passée dans la rue en hurlant, et elle tenait l’patron d’la boutique entre deux chevaux, à poil, et il hurlait comme une bête. »

Gregor s’approcha d’elle, et vint saisir délicatement son visage entre ses mains. La jeune fille ne se débattit pas, levant vers lui ses yeux clairs.

« Ce patron, est-il un pêcheur ? demanda-t-il, plongeant son regard dans le sien.

- Oh, ça m’sire… J’ai pas droit d’répéter.

- Ne crains rien. Ton secret sera sauf avec moi. »

La fille se dandina légèrement, hésitante. Mais il y avait du velours dans les yeux et la voix du chevalier. Elle sourit.

« Ben… J’ai pas droit d’dire mais la p’tite Mauricette qui travaillait à ma place avant moi… il parait qu’elle a été renvoyé parce qu’elle était grosse. Mais elle est même pas mariée. Quand elle était dans la charrette pour Milagre, elle m’a dit d’faire gaffe au patron, qu’c’était lui qui lui avait fait ça, et l’patron c’est vrai qu’des fois il m’regarde de travers… ça m’fait peur. »

Gregor posa son front sur celui de la jeune femme pendant quelques secondes, avant de se redresser.

« Merci. Maintenant, va. »


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A la Couenne, un hurlement perçant déchira l’aube, secouant la ville. Une lavandière, son panier tombé au sol, se déchirait les poumons en contemplant l’eau rougie de la fontaine où gisait le corps de l’aubergiste, perforé.
Le village s’activa rapidement. On éloigna la pauvre femme, on prévint le maire du village. Une jeune femme relevait son tablier pour courir discrètement vers la forêt, profitant de l’agitation.

Gregor s’apprêtait à partir, quand la jeune femme surgit en riant. Elle se jeta à son cou et il l’entoura de ses bras, la faisant virevolter avant de la reposer au sol. Elle leva vers lui ses yeux remplis d’adoration.

« Il est mort ! C’est donc vrai, ce qu’on dit ! Si on parle d’ses malheurs au Chevalier errant, alors sa Mesnie viendra prendre les mauvais hommes ! 

- Oui, c’est vrai. » répondit Gregor.

Il la lâcha et se détourna pour faire face aux arbres, levant les bras en adoration.

« Mes amis, mes frères ! Encore une fois, nous avons lavé le monde de sa souillure. Le pêcheur est mort, et il a rejoint vos rangs pour se racheter ! »

Le sourire de la jeune fille se crispa, car il n’y avait personne face au chevalier. Mais lorsqu’il se retourna vers elle et qu’il lui saisit les mains, elle le laissa faire, rougissante.

« Merci de ton aide. Quel est ton nom ? 

- Martina...

- Martina… prions pour ton salut et une nouvelle vie dénuée de peur. »

Comme il l’avait fait la veille, il posa son front contre celui de la belle, et la jeune fille ferma les yeux. Un sourire avait de nouveau gagné ses lèvres. Pieuse, elle connaissait ses prières, et entonna d’une voix pieuse :

«  L'Empereur est notre lumière dans l’obscurité,
Un phare d'espoir pour l'Homme qui se réjouit de l’être,
Comme nous le servons, il est notre-… »

Elle s’interrompit brutalement, hoquetante, levant ses yeux terrifiés vers le chevalier, dont le regard avait perdu toute douceur et dont les traits étaient déformés par la haine. Ses mains vinrent tenter de libérer son cou de la poigne de l’homme et elle griffa sans succès les doigts qui l’enserraient.

« Comment oses-tu… Ce scélérat… perfide. Crois-tu que c’est SON oeuvre ? Crois-tu qu’il t’aurais protégé, comme il a protégé Mauricette ? NON ! Il n’est qu’un imposteur. C’est MOI qui t’ai sauvé ! C’est MON oeuvre ! »

Mais Martina ne pouvait pas répondre. Des larmes s’échappèrent de ses yeux alors qu’elle expirait dans un dernier sursaut, et Gregor relâcha son étreinte. Le corps de la jeune femme tomba au sol, inerte, et le chevalier se pencha sur elle. D’un geste plein de tendresse, il vint fermer ses paupières et arranger les mèches de cheveux qui lui collaient au front.

« Ne t’inquiète pas, ma douce. Je t’accompagnerai dans ton repentir, et tu seras plus belle et plus heureuse que tu ne l’as jamais été. »

Il se redressa et se tourna à nouveau vers les arbres, levant les bras.

« Accueillons notre nouvelle soeur ! Elle était aveugle, mais désormais, elle voit ! Comme vous, elle clamera mon nom avec amour pour purger le monde de ce mal qui le ronge. »

Seul le silence répondit au chevalier, mais ses lèvres s’étirèrent en un sourire béat.