La rousse est à la beauté ce qu'une pièce de viande rôtie au feu de bois est à la gastronomie. Brute et pourtant alléchante. Entre sauvageonne et dame de bonne famille, son regard et ses attitudes feront douter l'observateur attentif qui se serait laissé charmer par la petite, très petite, chose aux courbes vertigineuse et à la voix grave, légèrement cassée qui lui donne un timbre très reconnaissable. Particulièrement lorsqu'elle chantonne ces chansons qu'elle seule semble connaître. Un cigare presque constamment greffé aux lèvres, les atours de la jeune femme se font riches et élégants, soyeux et ornés, et pourtant il est rare qu'on ne la voit maquillée et coiffée à la mode des bourgeoises de tous horizons. Contrairement à beaucoup, elle n'hésite pas à se salir les mains et les pieds, à ruiner ces jolis vêtements pour aller dénicher ce qu'elle cherche. Et ce qu'elle veut, c'est la renommée, et la richesse, mais surtout la renommée. Son regard est avide, clair comme l'eau du lagon, joueur, plein de défi. Certains superstitieux la disent dangereuse rien qu'à voir les mitaines et les manches qu'elle porte en permanence, sans doute pour dissimuler les marques de ses sacrifices. D'autres disent qu'elle usa de ses charmes pour obtenir ce qu'elle voulait du gouverneur. Pourtant jeune, la rouquine se veut énigmatique, un sourire constant aux lèvres, particulièrement lorsqu'elle entend les rumeurs sur son passage. Pourtant, ce n'est pas l'apparence de jolie créole à la peau claire qu'il faudrait redouter chez elle. Sous ses jupons, il n'y a pas que de la chair avenante et à ses poignets, des bijoux et breloques qui semblent teinter en permanence comme autant de sentences en suspend. Habile de ses mains, d'une curiosité parfois morbide, la jeune femme se promène en toute circonstances avec une lame courbe presque aussi grande que son avant bras et une petite besace pleine de trésor. A plusieurs reprises, on dit l'avoir vu en présence d'un être répugnant, petit, difforme et malingre... Mais les rumeurs sur la toute jeune ambassadrice vont bon train, il est difficile d'en tirer le vrai du fantasme.

Malgré son apparence franche et directe, Cassandre fait partie de ces effrontées qui dissimulent tant de choses derrière leurs sourires carnassiers. Bravant la vie et les statistiques, on la dit maudite ou bénie. En fonction. Elle, elle est simplement certaine que son père paya chèrement son tempérament, assez âpre pour affronter la faune d'Havresac sans avoir à ployer le genou ou à courber l'échine. Ce qu'elle vendit au gouverneur, qu'il s'agisse de son honneur ou de son domaine, avait fait sourire les belliqueux, avant qu'ils ne réalisent ce qu'elle avait gagné au change. Un poste officiel. Une garantie que tout ce qu'elle avait bâtit ne serait pas un champs de ruine à son retour, et une porte grande ouverte sur le reste du monde. La réussite insolente d'une enfant qui jouait avec le feu. Qui ne pariait que sur elle-même. Qui s'en était donné les moyens. Le drame de la famille avait forgé un rempart entre elle et les autres. Un rempart de sourire et d'arrogance, de feu dans le regard et de verve sur la langue. Si elle n'impressionnait pas par sa taille, tout en elle transpirait l'appétit dévorant qui la consumait, exigeant toujours plus. Son intimité, son refuge intérieur, inaccessible, du moins, elle le voulait ainsi. Parce que malgré toute cette assurance, il n'y avait qu'une enfant qui avait été l'objet d'un père ambitieux, une mère austère et arrachée de la pire des manières, un frère couard et un oncle qui ne méritait même pas d'être cité et pourtant, il aurait été impossible de dire ce qu'elle pensait d'eux ou de quiconque à l'exception de Luis. Le seul qui avait vu ses défaites et ses apprentissages, qui l'avait suivit et aidée pas à pas. Celui qui lui avait offert les clés de ce qu'elle espérait comme sa réussite et sa revanche.

Un siècle depuis qu'Eloïs, son arrière arrière arrière grand mère découvrit la Sigmarite. Un siècle et une réputation plus tard, Cassandre était désormais une riche héritière issue de la plus grande et la plus prestigieuse famille de producteurs de cigares d'Havresac mais elle n'était pas arrivée là sans avoir à subir les affronts des jeux de pouvoirs et d'argent propre à l'île. Les torcedors triés sur le volets, fouillés avant et après leur labeur, pour s'assurer qu'ils ne nuisent pas à la qualité des produits et ne sortent pas de l'entrepôt les poches pleines de leurs précieux cigares. Les envieux étaient nombreux, surtout depuis que le gouverneur avait changé. Si le précédent avait toujours raffolé de leur production, celui-ci, fier combattant aux techniques radicales n'avait, semble-t-il pas le palet à fumer et avait retiré son soutien à cette vieille famille. Autant dire qu'il avait ouvert la porte de la bergerie aux loups alentours.

Depuis, la famille avait du faire face à plusieurs attaques, qu'il s'agisse de la demeure au nord d'Havresac, sur la manufacture sur la côte ou l'îlot en face de celle-ci où poussait ces plans qu'ils récoltaient pour leurs cigares "excellence". Même certaines de leurs livraisons avaient été attaquées et il n'était plus rare désormais de déjouer plusieurs attaques dans le mois. La richesse des Sigmarite était colossale, mais ils n'aimaient pas à la dépenser inutilement en gardes et sécurité mais la situation s'aggravait d'années en années et les deux enfants de la famille étaient encore jeunes. Jusqu'au jour du pillage où ils n'eurent pas le choix que de se confronter à la brutalité et à la violence de l'envie. Ce monde, particulièrement à Havresac dévorait les faibles et les esseulés. Heureusement pour les Sigmarites, ils étaient nombreux à reconnaître leur savoir faire et leur étaient fidèles... Nombreux mais pas suffisants pour sauver pour sauver ce qui faisait leur famille.

La première des leçons que leur donnait le père, c'est qu'il était plus simple de sacrifier une vie que de céder face à l'impudent qui revendiquait son bien. Qu'importe si cette vie était celle de son épouse et la mère de ses enfants. Qu'importe que la gamine n'hurle, que le fils ne pleure de rage, que chacun des suivants des Sigmarites ne ravale la boule dans sa gorge. Ce vieux fou crèverait enchaîné à sa propriété. Pour faire fuir ceux qui voulaient s'en emparer, il n'hésitait pas à y mettre le feu, coupant l'avancée des envahisseurs sur ses terres, coupant également leur retraite. On le cru fou. Son regard et ce rire de dément fit reculer, tant les proches que les assaillants et bientôt, alors que la toux de ceux qui étaient coincés avec lui s'élevaient de toutes parts dans la manufacture enfumée. On aboyait des ordres, on saisissait les enfants manu militari pour se ruer sur la plage toute proche pour observer les flammes dévorer le bâtiment.

Des parents, ils ne restaient que le père que l'on retrouva des jours après l'incendie, recroquevillé, noirci, le sourire aux lèvres malgré les blessures qui rongeaient son corps. Tous furent convaincus qu'il avait fini de perdre l'esprit, que sa vie ne seraient que quelques instants de plus... Mais il tint bon, il survécut. Contre toute attente. Mais plus jamais il ne fut en état de fumer le moindre cigare.

La maison avait été pillée, la manufacture détruite mais les enfants étaient vivants, le père ? Inutile, une momie sur une chaise à roulette qui ricanait régulièrement, incapable de parler, de se nourrir seul, rendu à l'état d'un être répugnant qui n'imposerait plus jamais sa volonté à qui que ce soit. Il revenait à son frère, le contremaitre de l'ancienne manufacture d'administrer l'affaire, ce qu'il en restait.  Ces deux gamins, quasiment orphelins étaient livrés avec le lot d'emmerdes. Il tenu quelques années, remontant un atelier avec les moyens du bord d'abord, puis, avec la reprise de la production, un nouveau bâtiment. Et à nouveau, la pression et les menaces se firent sentir sur la propriété. Mais cette fois, il n'y avait plus la folie d'Amir pour contrer les gars d'Havresac. L'oncle pouvait presque leurs ongles gratter à la porte, il se tournait alors vers le garçon, en âge d'homme, il y avait un choix à faire. Il fut assez évident, partir. Vite, avec tout ce qu'ils pourraient emporter.

Cassandre, perchée sur les genoux du truc séché qui lui servait de père, l'air fière fixait les deux fuyards et refusait de bouger une oreille. Derrière elle, un domestique, un homme de main, qui semblait éternel. Luis veillait sur eux depuis toujours dans un silence respectueux et humble. Tant qu'il y aurait des Sigmarite à Havresac, il serait à leurs côtés.

_ " Prenez ce que vous voulez, je le regagnerai au centuple. Mais ne vous avisez jamais de remettre un pied ici."

Rigide comme le fer d'une ancre, l'adolescente qu'elle était devenue refusait de bouger de leur terre, malgré tout le sang qui l'avait rougie. Ils partirent sans qu'elle ne leur accorde un regard ou une larme. Amir soufflait un rire amusé. Pour la première fois depuis des années, Cassandre entendait sa voix, éraillée, souffreteuse.

_ " Je savais que ce serait toi ma petite... J'ai arrangé ton avenir. Regarde dans le poulailler..."

Il n'en dit pas plus mais ce qui est certain c'est que le Sabath, bien des années auparavant l'avait eu pour client. Un client un peu particulier, qui sacrifia trente années de sa vie à la souffrance pour assurer, si on pouvait parler d'assurance avec la sorcellerie, la pérennité de son nom au travers d'un de ses enfants. Qu'il ait vendu sa conscience et celle de son descendant à la folie n'était qu'un faible prix à payer pour faire perdurer leur héritage.

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Ce qu'il y avait dans le poulailler, c'était de quoi reconstruire et investir pour les trois décennies à venir. Alors, ils avaient rebattit, elle l'avait fait. Avait réussit à rallier le pire de ce que comptait les bas fonds, avait fédéré tous les anciens ouvriers qui se retrouvaient sans le sous, avait soudoyé quelques capitaines et les ventes de cigares reprirent, de plus bel, avec une politique commerciale agressive, ils n'étaient pas morts. On ne les avait pas encore enterrés.

L'adolescente devenait une femme qui marchait la tête haute, affrontant le regard de ceux qui avaient tenté de tout lui prendre avec une assurance sans pareille. Certains talents s'aiguisant avec les années, avec la pratique de la ville, avec l'ombre de Luis qui couvait son dos et ses flancs. Ce qu'il y avait de fantastique avec Havresac c'est qu'il y avait tant de diversité que vous pouviez apprendre douze langues et trois métiers d'artisanat pour peu que vous en soyez capables. Et elle avait beaucoup à apprendre.

Son père observait son évolution de son œil torve, satisfait de ce qu'il avait concédé aux sorcières. Cette enfant serait sa revanche.

Et quelle revanche lorsqu' elle se présenta en audience au gouverneur, noble et impertinente, sous le regard de la ville qui murmurait qu'elle courait à la fin de son nom. Cassandre venait armée de son seul nom et de sa beauté, en apparence. En réalité, elle avait bien plus que cela à offrir au gouverneur intransigeant.

Lorsqu'elle ressortait de sa tour, vivante, c'était la tête bien plantée sur ses épaules, un titre officiel à la main et le regard tourné vers le port. La fille Sigmarite venait d'offrir la moitié des gains de la société au gouverneur et sa loyauté contre la possibilité de porter sa paroles aux autres états et... Son commerce bien au delà de l'archipel. C'est ainsi qu'elle cédait la direction de la production à son plus fidèle domestique, le même qui prenait soin de son père et de son éducation depuis des années, le même qui lui avait trouvé bien des précepteurs adaptés à ses prétentions. Lui qui avait prit tous les risques, il était grassement récompensé et honoré pour sa valeur. Luis prenait officiellement la direction du domaine alors qu'elle était appelée à d'autres conquêtes.