Registre 033R46412

Nom de code : « Morgenstern »

Notes personnelles de Hammer, assistant du professeur P., ajoutées au dossiers après la libération du prisonnier

« L’homme qui est arrivé ce matin dans notre unité a été livré par les unités impériales. Voleur de basse envergure, artiste raté qui profite de son luth pour extorquer les charmes de ces dames, il n’aurait manqué à personne une fois dans les oubliettes. Cet avorton a été pris pour recel, vraiment ? Mais c’était avant de découvrir son talent si particulier.
Quand nous en aurons fini avec lui, il ne restera plus un de ses si belles mèches noires, ni aucun éclat dans ses yeux rieurs. Quand nous en aurons fini avec lui, cette allure qu’il avait, cet air si pédant qu’ont les musiciens ne sera qu’un vague souvenir, un rêve. C’est un avorton paré d’or qui est entré à l’Institut, mais une fois son éclat arraché, il n’en restera que des cendres ; ou plutôt, qu’un cauchemar ».

« L’expérimentation du professeur semble avoir… réussie. Semble, tout du moins. L’oniromancie du sujet a été sublimée, et même s’il semble toujours  incapable de maîtriser ses cauchemars, il a acquis une plus grande maîtrise de ses rêves. Il en a été marqué. Sa peau a pâli. Son visage a été tiré. Il ressemble à ces créatures malingres qui hantent les cours des villages à la nuit tombée.
Il y a cependant eu un évènement imprévu.
Nous l’avons contraint à user de ses pouvoirs, et la corruption s’est emparée d’eux, ou plutôt de lui. Ses oreilles se sont allongées, comme celles d’un elfe, quelle ironie ! Il devient l’objet des cauchemars haineux des habitants de l’empire ! Ses pupilles ont englouti ses iris, et même le blanc de ses yeux ; un voile noir recouvre ses orbites. Son regard me dérange. Les hurlements qu’il poussait pendant que les Cauchemars dévoraient la lumière de son regard, ça c’est une expérience que je suis heureux d’avoir vécu.
Le professeur dit que le sujet est prêt. Il sera relâché sous haute surveillance avant de rejoindre le champ de bataille. Nous espérons que l’avorton va faire ses preuves »..

Suite des notes de Hammer

« Le sujet est arrivé avec un sourire goguenard aux lèvres. Il pensait subir quelques tests au lieu de sa peine, participer à la gloire de son empereur. Il tenta même de faire une réflexion grivoise au sujet des cheveux du professeur P. mais une belle marque de fer rouge sur sa peau l’a rappelé à l’ordre. La douleur, ils ne comprennent que ça, ces ****** d’artistes.
Il s’est produit de nombreux évènements inattendus avec le projet Morgenstern. Au début des expérimentations, il ne semblait pas faire preuve d’une grande volonté. Mais au fur et à mesure que nous le contraignons à user de sa magie, son caractère s’est affirmé, et son opposition est devenue permanente. Il ressemblait à l’une de ses mignonnes créatures aux grandes oreilles qui, une fois acculée face à son prédateur, continue de l’affronter jusqu’à la mort. Triste sire. Après plusieurs mois, il a fini par se départir de son sourire.
L’homme que nous avons relâché avait des traits froids, et le masque uni de son visage reflétait ses réflexions. C’était une simple ferraille frappée d’or qui nous était arrivée, et nous offrions à l’empire une lame d’acier.
Je m’interroge. Sous cette couleur métallique ne cesse de bouillonner une chose ardente, qui ne peut être calmée. Le professeur dit que ce n’est qu’un revers de sa corruption récente. Un effet secondaire. Je pense qu’il y a autre chose. Ce qu’il a vu dans ses rêves a altéré sa personnalité, son esprit, au même titre que son corps. J’espère que ce que nous avons créé est encore doté d’une conscience. »

Qui aurait pu croire qu'Alec, fils de la tenancière de l'unique commerce d'un village au nom oublié par la guerre, aurait pu finir comme ça ?

La capuche recouvrait le crâne du voyageur. Le vent qui soufflait sur la Jetée d’Or était froid, suffisamment froid pour lui faire exhaler de la buée ; la lumière des torches se reflétaient dans ses iris sombres tandis qu’il poussait la porte de l’auberge. A l’intérieur d’un énième repère de contrebandiers, le voyageur passait inaperçu ; des bottes usées par la marche, une besace rebondie, une lame ceignant son flanc gauche, et cette large cape aussi sale que les pratiques de l’établissement. Et un luth, aussi. Un jour, il saurait s’en servir correctement.
Il sourit. Se faire oublier, ici, dans cette ville répugnante, dans ce piège à rat, son histoire n’en serait qu’une parmi tant d’autre. Une fable, un récit qu’un bretteur venu des montagnes raconterait pour se faire une réputation ; rien de cela ne serait cru. Mais le voyageur savait que son histoire serait répétée, enjolivée, déformée ; alors, elle en serait sublimée. Que les hommes de Porte-Cendre viennent le traquer jusqu’ici ? Non, il ne resterait pas assez longtemps pour que cela devienne problématique.

Alec traversa la pièce à l’humeur festive ; les hommes célébraient avec de nombreux rires les derniers évènements ; des catins passaient d’une paire de genoux à une autre, le bruit d’une claque sur leurs fesses rebondies déclenchant de nouveaux éclats. Le tabouret racla le sol collant, le barde s’installa, laissant tomber son sac. Il ôta sa capuche.

Oui, c’est un sifflement qui sortit des lèvres à peine entrouverte du tavernier. Certains le reprirent, mais la plupart en avait vu d’autre, à la Jetée d’Or.

- Qu’est-ce qui voudra, les oreilles pointues ?

Alec sourit.

- Une bière.

Pendant qu’il tirait la boisson du tonneau, l’homme, la cinquantaine, une bedaine aussi énorme que sa moustache, deux tranches de jambon à la place des mains, tentaient de voir son propre reflet dans l’orbite noire du voyageur.

- Et qu’est-ce qui vous amène ici, m’sieur ? Avec une gueule pareille, personne vous aura oublié. Une embarcation ? Quoique m’est avis qu’une cho… qu’un gars comme vous pourrait faire du bizbiz dans l’coin. Y a pas mal de gars qui donnerait cher pour avoir un gars dans vot’genre.

Il posa la chope usée sur le comptoir tandis qu’Alec fit sonner les pièces. Ah, nul doute qu’il continuerait de propager sa rumeur, c’lui là.

- Un peu des deux. Tout pour rester loin de Porte-Cendre.

Une ride soucieuse barra son front. Un simple nom, baignée de chuchotements, de rumeurs même ici, même si pour la plupart des gens, ce n'était qu'un simple nom. Une femme au visage couturé de cicatrices, une énorme épée à deux mains dans le dos, tourna son regard vers Alec.

Le tavernier rejeta son chiffon sale sur l’épaule et s’accouda au comptoir devant le barde, l’air conspirateur.

- Mon gars, une fois, j’ai rencontré une nana qui m’a juré que c’était là qu’était formée les putes de luxe, et qui aimait bien s’occuper de p’tits gars comme toi.

- Des p’tits gars comme moi ? C’est Porte-Cendre et son joyeux bordel qui m’a rendu comme ça. Tu penses que ma gueule, tavernier, elle s’est transformée toute seule ? Tu penses que j’ai demandé à un mage d’assombrir mes yeux pour faire peur aux minettes et d’allonger mes oreilles pour devenir l’ennemi de l’empire ?

Une moue dégoûtée passa sur son visage. Il lorgna du côté du luth.

- Vous, les artistes… lâcha-t-il d’un air dégoûté avant de regagner sa cuisine. On peut pas rigoler avec vous.

Alec but, continuant de sourire. Oui, ce n’était pas une chose à évoquer à la légère. Qui irait croire qu’il en sortirait ? Personne ne sortait de Porte-Cendre pour en témoigner. Lui-même n’en avait vu que peu de choses, excepté son propre désespoir lorsqu’on lui avait annoncé qu’il allait y être transporté. Seulement une vitre teintée, de longs couloirs, et le masque de fer doté de fentes pour les yeux et la bouche de la créature occupée à expérimentée sur lui. Attrapé pour avoir accidentellement vendu un remède contre la chaude pisse qui aggravait le problème, vraiment c'était... misérable. Deux ans, il avait moisi dans cet endroit. Deux longues années.

- Etranger, tu es bien présomptueux.

La barbare était tournée vers Morgenstern, son verre vide à la main, une expression de défi dans les yeux.

- J’ai entendu des rumeurs sur cet endroit. Des gens qui disparaissent.

- Mais non, une pute de luxe s’est occupée de moi, t’as entendu non ?

- Des conneries ça. D’la pure merde qui sort de vos bouches. J’avais un ami qui était tombé sur cet endroit par hasard...

- Tu es une experte en la matière ? Tu me traites de menteur ?

Elle reposa son verre d’un geste vif.

- Donc tu serais quoi, un disparu qui a réussi à fuir son geôlier ? Laisse moi rire. Et ils t’auraient fait des choses pas gentilles, Corrompu ? C’est pas bien de propager des rumeurs comme ça. Ca laisse le boulot encore plus difficile aux gens compétents, tu sais, les gens comme moi.

- Une fois l’abomination créée, elle est lâchée dans la nature pour voir les dégâts qu’elle peut faire. Morgenstern, retient le nom de l’abomination que je suis devenue.

Un blanc. Alec se pencha vers elle, scrutant de ses deux orbites noires les yeux bleutés de la jeune femme.

- Bouh !

- Connard !

La gifle résonna longtemps sur la joue maigre du Corrompu ; mais il avait enduré bien pire. Faisant claquer les talonnettes de ses bottes, la barbare traversa la salle, s’attirant les regards. Elle se retourna.

- T’as du te faire jeter par les putes de luxe si t’es aussi con, voyageur. Très très con.

Une nouvelle pause. Des chuchotements, des regards qui miraient sur l’étranger aux oreilles pointues.

A belles gorgées, Alec vida sa choppe, ramassa son sac, se leva. Les hommes le suivirent des yeux, avant de se replonger dans leur conversation. Oh, un simple fait anodin, mais qui avait été répété à des kilomètres, des dizaines de kilomètres à la ronde. Le voyageur pouvait se priver de sommeil et engloutissait les lieux plus vite qu’un autre.

Les hommes de Porte-Cendre qui devaient le traquer ne savait probablement plus où donner de la tête, et il pourrait prendre le large.

Ou simplement flatter son égo.

Il sortit rapidement de la ville, délaissant la côte en vue de la montagne au sud est.

Sorti de Porte-Cendre ? Relâché, cela était vrai. Avec deux gardes mutiques qui devait l’escorter il ne savait où.

L’Arpenteur, lui et lui seul avait été son salut. Ils étaient grimpés sur les sentiers désertiques ; après une énième tentative d’évasion, ses geôliers avaient décidé de le marquer encore une fois au fer rouge, et la lame du poignard avait laissé une cloque brûlante et odorante sur l’avant-bras d’Alec. Mais ses hurlements avaient attiré un homme. Ou plutôt, le pire cauchemar des abominations de ce monde.

Saint-Clair, le Dernier Arpenteur. Ou du moins, ce serait le titre de la ballade quand il aurait fini de la composer. Ca avait du bon, de se dire que tout les gens qui peuplent cet empire n’était pas des trous du cul finit qui s’en balance de voir un homme se faire torturer, ça avait du bon.

Ce que les savants fous de Porte-Cendre avaient prévu pour lui, il n’en avait plus rien à faire. Il l’avait obligé à rêver, obligé à utiliser son oniromancie jusqu’à son point de rupture, et même au-delà.

Et Alec avait vu quelque chose, dans les abysses de ses songes les plus fous.

Une chose. Un monstre.

Un Chaos.

Une chose était certaine : c’était ce Chaos qui l’avait corrompu. Le barde en était réduit à se fabriquer des potions pour dormir d’un sommeil sans rêve lorsqu’il ne pouvait plus veiller. Car, tapis dans ses cauchemars, Il attendait. Il attendait qu’un Oniromancien assez puissant se manifeste pour le consumer, lui, ses proches, les cités de l’empire, et les royaumes mêmes des mortels. Car le Chaos, lui, ne connaît aucune limite.

C’était ça, le projet Morgenstern qui avait été relâché de Porte-Cendre. Un homme capable d’entrevoir les prémices du Chaos, mais qui refuse de se laisser submerger avant d’être suffisamment fort pour lutter contre lui. Et le vaincre.

En attendant, tandis qu’Alec gravissait le sentier escarpé de la montagne, le soleil se levant derrière le pic, il ruminait. Révéler ce qu'était Porte-Cendre au monde, bien sûr que non, mais combien de mois faudrait-il attendre encore avant de réduire l'Institut à l’état de ruine ?